La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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La Bruyère L’homme et l’inhumain

POUR INTRODUIRE… DE LA NÉCESSITÉ DU FRAGMENT
La Bruyère, juge de la société de son temps
Cette écriture intermittente est donc une façon de dire le monde que toutes les contradictions qui l’animent rendent impossible à dire de façon suivie ; contradiction dont la source est peut-être dans le moraliste lui-même, dont es exigences du styliste et de l’artiste vont souvent à l’encontre du projet moral et favorisent ce que Barthes appelle « une parole en éclats ».

1. Un livre pour plaire ou un livre pour instruire ?
 Plusieurs déclarations de La Bruyère à ce sujet, souvent contradictoires : « On ne doit écrire que pour l’instruction » Mais d’un autre côté (Discours sur Théophraste) l’idée pessimiste que la nature humaine est invariable ne peut qu’aboutir à l’impossibilité de l’améliorer, ce qui est pourtant le but assigné à son entreprise. Ce pessimisme radical est plus celui de l’écrivain La Bruyère que du moraliste chrétien qui, comme Bossuet, mise justement sur la conversion possible de l’homme : sur la société, La Bruyère a le regard impitoyable de celui qui s’en sent exclu, pour qui « autrui » n’est que la cible de son talent de satiriste. Un chrétien aime l’humanité. Mais « le philosophe dans son cabinet, le docte enseveli dans le sien » sont des exilés, et la rançon de leur exil est de faire preuve d’une lucidité déniée à leurs semblables » (Brody). Cette hésitation entre une finalité morale ou une finalité esthétique se voit dans le sens ambigu de mot « mœurs » : satire cruelle des comportements ou instruction morale ? Ecrire pour corriger, ou pour justifier le sentiment d’exclusion ?

 Cette première contradiction en entraîne une autre : si rien n’a changé tout a été dit. Ne suffit-il pas de rééditer les Caractères de Théophraste ? Or si le chapitre premier commence par une réflexion désabusée (Tout est dit…), la fin du chapitre justifie l’entreprise (cf. Montaigne) « Je l’ai dit comme mien » En fait quand La bruyère remarque « Tout est dit et l’on vient trop tard » il faut entendre « Je viens trop tard », et certainement par rapport aux deux grands moralistes qui l’ont précédé, eux aussi auteurs de maximes La Rochefoucauld et Pascal. Comment écrire quelque chose de neuf après eux en adoptant ce même type d’écriture fragmentaire et la même conception pessimiste de l’homme (A la fin du XVIIème il n’y a plus que désillusion sur l’âme humaine et sur la grandeur « héroïque » de l’homme). Or La Bruyère va faire quelque chose de différent, parce qu’il prend très vite conscience qu’il ne peut écrire de véritables maximes. D’abord, il est le premier à affirmer délibérément son choix pour une écriture fragmentée qui incite le lecteur à penser par lui-même (cf. J. Lafond). En sa qualité de duc et pair, La Rochefoucauld, à l’abri des critiques, n’est censé écrire que pour « délasser son esprit » Un grand seigneur, ne faisant pas le métier d’écrire, ne saurait être soumis aux mêmes contraintes d’ordre que « celui qui écrit de profession, qui s’en fait une affaire et songe à s’en faire honneur ». Quant aux Pensées, c’est la mort prématurée de Pascal qui en font une œuvre inachevée, du moins c’est ce qu’on disait. Or La Bruyère réunit pour la première fois de façon systématique des pièces détachées, et l’organisation du chapitre n’est qu’un palliatif à l’éclatement généralisé du discours. C’est que le fragment devient vraiment consubstanciel à son type d’écriture : dans sa Préface, il se différencie, du reste, très nettement de ses prédécesseurs en disant qu’il ne veut pas écrire des maximes c’est-à-dire « prononcer des vérités morales et philosophiques ». Et son génie d’écrivain le pousse à dire qu’il ne fait pas de différence entre son style et sa pensée. Il est intéressant de comparer la différence de style entre ces trois auteurs cf. Brody et Lafond) : lisons Pascal : « l’homme est naturellement crédule, incrédule, timide, téméraire » (B.538) sept mots pour réduire l’homme à son essence : être deux choses à la fois, et l’insistance monotone à affirmer simultanément ces tendances contraires dramatisent le conflit. Regardons La Rochefoucauld : « La magnanimité méprise tout pour avoir tout » (248) même propos : le soi-disant magnanime a en lui deux natures, celle qu’il prétend avoir ( la vertueuse) et l’autre, qu’il veut ignorer ; la tâche de La Rochefoucauld est de produire au regard de tous cette connaissance refusée et réprimée. Les vertus apparentes sont des vices cachés, l’homme est double, dit Pascal, ange et bête. Chez ces deux auteurs, une structure contraignante et close montre le caractère inéluctable de cette division de l’homme, et le fragment est une clôture synthétique qui enferme (comme dans l’homme) des notions incompatibles. Dans une allure brève, oraculaire, le fonds et la forme convergent.

Au contraire dans le fragment VI 58 (Il y a des âmes sales… etc.) La Bruyère décrit une classe d’hommes (et non l’homme en général) : les Riches, avec accumulation énumérative de leurs activités. Il y a un refus de les caractériser (cf. tournure négative « ils ne sont… »). C’est l’amplification verbale qui indique l’absence de profondeur des Riches, et l’identité en définitive de leur réalité psychique et des gestes qu’ils accomplissent : ils sont inséparables de ce qu’ils amassent : « ils sont ce qu’ils ont ». Tout l’avoir des riches dénonce une carence et la phrase amplificatrice a en réalité une portée réductrice. Le style énumératif s’oppose au sens qui est celui de la diminution. Et cette phrase analytique sépare au lieu de réunir. Elle semble s’ouvrir indéfiniment, mais c’est sur du vide.

En résumé, chez Pascal, la nature de l’homme est double, chez La Rochefoucauld la nature de l’homme c’est son amour-propre et chez La Bruyère, cette nature de l’homme n’existe pas en elle-même, elle n’est que ce qu’il a. La Bruyère dénonce un vide qui, à l’opposé de la phrase classique montre que tout se défait, que les mots ne peuvent rien synthétiser, parce qu’il n’y a rien à synthétiser, plus d’intériorité à faire apparaître, mais juste des choses, une réification de l’humanité. Aussi est-ce pour cela qu’on a pu dire de La Bruyère « est le premier écrivain français pour qui le monde extérieur existe », et du reste, un « caractère » au sens propre n’est-ce pas une surface tout en dehors et superficie ? Et c’est dans cette superficialité qu’il faut chercher la vraie substance de son écriture (Brody). Ainsi le style est le sens même du propos moral. La Bruyère a bien montré sa manière de dire propre, c’est-à-dire sa propre vision du monde, (et une vision du monde encore plus négative que celle de ses prédécesseurs).

N.B. Du reste ce qu’on vient de dire permet de réfléchir au concept même de « Caractère » (Van Delft « Nature humaine et typographie » in « Littérature et anthropologie ») Furetière dans son dictionnaire de 1690 en donne la définition suivante « Certaine figure qu’on trace sur le papier, l’airain, le marbre ou tout autre matière avec la plume, le ciseau ou autres instruments pour signifier ou marquer quelque chose ». Le caractère est d’abord un signe, une marque, une « remarque » qu’on imprime sur quelque chose. Or un auteur de caractère au XVIIè se livre à une activité identique : un classement par différences et l’affectation d’une marque qui définit les éléments d’une classe quand il grave un signe sur chacun d’eux qui s’imprime comme un caractère « typographique » : sentiment d’une mise en ordre du monde qui consiste à imprimer une « forme » (un caractère) à l’informe. Cette entreprise suppose la fixité de ce qui est « marqué » : l’être est mis en forme et réparti selon des catégories fixes, des « types », ce qui relève d’une anthropologie essentialiste. Or nous avons vu comment la position théorique de La Bruyère était démentie par sa pratique d’écrivain ; nous retrouvons dans cet essai de définition du « caractère » la même contradiction : d’un côté l’affirmation que « nous n’avons pas changé » (idée que la nature est immuable, identique à elle-même) de l’autre un démenti infligé par le vécu à cette affirmation, cf. De l’homme 147 « Les hommes n’ont point de caractère ». Quelle est donc la forme du moi ? Fixe, et donc possible à définir, (cf. l’avare, l’ambitieux etc) ou insaisissable, toujours autre, toujours fuyant ? En principe La Bruyère prend la suite de Théophraste (cf. Le distrait, l’ambitieux…) Mais en réalité le caractère ne se laisse pas prendre si facilement quand les hommes sont justement si changeants : l’essence de la nature humaine, c’est d’être sensible à toutes les modes, c’est l’inconstance.

Ainsi le terme de « caractère » définit ce qui compose à la fois le livbre et le monde : « Les caractères » = mise en écriture du monde : les marques mises sur les hommes seront les remarques du livre. Et tout le problème sera de savoir comment figer cette nature humaine si instable pour la rendre intelligible, c’est-à-dire, lisible.

2. L’homme, une mécanique, ou un être instable
Ce que nous venons de voir montre sous une autre forme une même contradiction, qui repose sur le choix d’une conception de la nature humaine, et qui aboutira à l’impossibilité de tenir un discours continu

 La façon dont procède La Bruyère est cartésienne. On sait qu’il enseigna Descartes au Duc de Bourbon et Descartes est nommé dans son livre (XII 42). La méthode est cartésienne dans l’ordre même du livre : des objets les plus simples aux plus composés, comme dans son parcours, de division en division (quatrième règle de Descartes) : la société est un tout compartimenté en plusieurs classes (la provine /la ville/ la cour…) chaque classe est représentée par un type (le Bourgeois, le Grand, le courtisan…°

 Mais de Descartes il tire aussi l’idée que le monde, ici la société, est organisée par des lois aussi fondées que les lois qui régissent l’univers newtonien. Il existe pour La Bruyère un ordre naturel fondamental ; la société a une structure pyramidale et hiérarchique où le Roi, au sommet, est à l’image de Dieu, et par conséquent, une inégalité naturelle garantissant l’ordre (cf. XVI 49).

Or précisément ce monde, qu’il croyait fixe, est en train de changer (cf. IX 24) La confusion mêle les classes. Le noble veut faire épouser à sa fille un riche roturier ; le roturier veut s’ennoblir. Ce qui faisait le bien de chaque ordre disparaît : La Bruyère pressent la disparition de cette qualité, de cette valeur non négociable « plus précieuse que l’or » de la noblesse. Donc il ne cesse de condamner tous les fauteurs de confusion qui n’ont pas su rester à leur place : ils sont coupables de trop de mouvements : tout mouvement est suspect dans une conception fixiste de la nature humaine, et ce mouvement est dû à l’ambition, à la vanité, ou même à la versatilité des hommes, par où la Bruyère rejoint la vision chrétienne des choses sur la vanité et l’inconstance ici-bas.

Ainsi, en dépit de cet éloge de la stabilité, La Bruyère ne peut que constater, dans une phrase qui en reproduit le mouvement, l’instabilité foncière de la société. Sa phrase, qui devait proclamer la supériorité de la « fixité » classique, ne peut malheureusement plus la représenter : les valeurs du moralistes sont contredites par la vision de l’écrivain.

 Or de Descartes il va prendre aussi la distinction hommes-machines, mais pour lui faire subir un curieux retournement : en effet, cette instabilité (jugée négativement dans un premier temps) va devenir un facteur positif quand il constate le caractère mécanique de certains comportements. Et il va appliquer à l’homme dans son ensemble ce que Descartes n’avait appliqué qu’aux machines, et en général, à tout ce qui n’était pas doué de pensée. Pour Descartes l’univers est régi par la distinction homme/bête (ou machine) : ce qui distingue l’homme c’est qu’il est doué d’une âme qui habite un corps et dirige ses mouvements. Or La bruyère va contredire ce dualisme en montrant que « les comportements soi-disant humains ne sont explicables que par rapport aux critères non humains du mécanisme cf. Narcisse, Cimon, Clitandre… le va et vient des courtisans, tous ne sont que des automates » (Brody).

Par un renversement bizarre, ce qui va sauver l’homme de cet automatisme répétitif, c’est l’inconstance, qui devient principe de salut (cf De l’homme 157), et c’est même l’instabilité qui va - enfin - montrer l’homme dans la machine si bien huilée du courtisan (De l’homme 143) : se démentir, signe d’espoir ! « Ainsi dans l’anthropologie paradoxale de La Bruyère, la constance et l’égalité appartiennent aux saints et aux sots » Le sot est automate (cf. De l’homme 142).

 Dans ces conditions la « peinture » d’un caractère est-elle possible ? Celle des sots peut-être, mais pas celle d’un être changeant cf. Ménippe, « l’oiseau aux multiples plumages » (II 40). Voilà donc que le projet de La Bruyère se trouve voué à l’échec : est-il vraiment possible de caractériser le favori Eustrate qui est l’image de tout homme ? « Les hommes n’ont point de caractères ou s’ils en ont c’est celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point et où ils seront reconnaissables. Ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la règle ou le désordre… » (De l’homme 147).

Ainsi l’inconstance comme l’automatisme détruisent les distinctions, les marques, les remarques, les caractères qui permettraient de différencier les hommes entre eux et de faire le tableau de la société de l’époque.

3. L’honnêteté, valeur sociale ou dehors suspecté ? (cf. Van Delft)
Il y a par conséquent pour La Bruyère deux formes de paraître, l’une vaine qui consiste à ressembler à celui qui n’est pas comme nous (le peuple, singe de la Cour). Ici éclate le ridicule (cf. Le Bourgeois gentilhomme) à vouloir échapper à la norme qui nous définit. Ridicule de ceux qui veulent imiter la noblesse alors qu’ils sont dépourvus de cette qualité de politesse qui caractérise l’honnête homme et le noble, cette apparence convenable qui « fait paraître l’homme comme il devrait être intérieurement » ; idéal de l’honnête homme d’une politesse considérée comme un des beaux-arts, dans lequel l’esthétique rejoint le moral selon l’accord, platonicien, du Beau et du Bien.

Pourtant chez La bruyère l’honnête homme n’est pas l’homme de bien. Certes il n’est pas ridicule. Mais que valent des « dehors », des « surfaces » ? L’esthétique, le beau, n’ont rien à voir avec la morale, car on voit bien que derrière cette façade il y a du vide, et ce que l’esthétique défend encore, la morale le condamne. Cf. chez La Bruyère cette hésitation confuse entre appréciation esthétique et condamnation morale (Du mérite 27-40 ; De l’homme 145 ; de la Cour 83). La perfection mondaine est bien l’écorce de la politesse mais « Les grands n’ont point d’âme ».

Conclusion : une solution : l’ironie
L’écriture de La Bruyère représente donc à la fois une ouverture et une clôture :

 ouverture dans cette absence de hiérarchie, cette accumulation in-définie d’une nature qui n’est que les signes qu’elle entasse pour essayer d’être (cf. le gonflement du livre au fi des éditions), sachant que l’être ne sera jamais atteint : le Riche entassera des richesses, il ne sera jamais noble et l’écrivain entassera des signes, il ne fixera pas cet être volatile et instable.

 fermeture dans ce choix du double cloisonnement du fragment et des chapitres. A chaque fois capturer, délimiter, définir, mettre de l’ordre dans les mots et les choses voués au mélange ; rétablir les frontières là où elles doivent être.

Ce qui garantit alors le fonctionnement juste de l’écriture, (c’est-à-dire qu’elle atteint le vrai), c’est une ironie constante : la forme imite l’objet dans sa versatilité constante, mais cette forme est figure : elle est là comme une citation que ne prendrait pas en charge le moraliste ; certes le style colle à l’objet, mais l’objet est vu de loin, dans une distance ironique qui incite le lecteur à retrouver l’ordre véritable des choses.


Le chapitre essaie de définir l’essence de l’homme ; et, comme on l’a vu dans « De la Cour » l’écrivain constate d’abord son « inhumanité » (ni raison, ni autonomie) pour ensuite arriver à une essence très problématique : son inconstance ; très problématique dans la mesure où c’est une essence par définition instable et changeante qui ne peut être figée en « caractères » de type théophrastien, essentiellement fixiste.

Pourtant c’est l’inconstance qui sauve et l’homme et l’écrivain, l’un de la constance de sa méchanceté, l’autre d’une leçon morale sans grande originalité.

L’homme et l’inhumain
Cette inhumanité a une double origine assez contradictoire d’ailleurs. La Bruyère dans le chapitre « De la Cour » avait d’ailleurs constamment oscillé entre la représentation d’un homme rapace et intéressé, et un pantin soumis aux modes, perroquet de tout ce qu’il entend, singe de tous ceux qui ont réussi. D’une vision noire à une vision caricaturale.

Cette double inhumanité (bête ou machine), il l’expose cependant clairement, avec le problème qu’elle pose dans le chapitre « Des Jugements » fragment 7, où il s’étonne de cette contradiction entre notre « orgueil » (cf. amour-propre) et notre suivisme (« Nous louons ce qui est loué…) : amour de soi, égoïsme, ou effacement de son propre jugement devant celui d’autrui ? Si ce passage oppose es deux traits sur le plan du « jugement » (on est sûr qu’on a raison/on ne se fie qu’au jugement général), le chapitre « De l’Homme » après celui « De la Cour » montre la même oscillation entre un homme tourné vers son intérêt propre et un homme soumis aux fluctuations de la mode, ou même de ses humeurs.

Gnathon (121) ou Cliton (122), ou Ruffin (123) sont emblématiques d’un comportement féroce résumé en 127 : « C’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d’autres hommes. » ou en 1 « Les hommes sont méchants comme la pierre tombe » : il y a une vision quasi janséniste dans cette vue si pessimiste de l’âme humaine, animée par un instinct bestial, auquel la misère de son côté réduit aussi les hommes (128).

Mais d’un autre côté l’homme est une mécanique sans pensée, cf. le distrait Ménalque qui agit tellement sur réflexes qu’il ne commet que des impairs (7) ou cette absence de raison dans la vie humaine (49) qui transforme la vie en un long sommeil (47) et surtout pour les sots qui sont tellement des morts qu’on ne peut pas dire qu’ils meurent ! (142 et 143). Ainsi ce qui sous-tend la pensée de La Bruyère, c’est (cf. Van Delft) la désillusion, le thème du sommeil, du songe, comme la toile de fond irréelle de notre existence. Et le seul mouvement qui se dégage, c’est une mécanique. Et si on veut y échapper, c’est l’instinct de domination qui l’emporte « Tous les hommes cultivent pendant tout le cours de leur vie un désir secret et enveloppé de la mort d’autrui » ( Des biens de fortune, 70).

L’inconstance de l’homme
 Quand on passe de ce comportement de singe-automate ou de prédateur à la définition du « moi » , de l’essence de l’homme , en lui-même et non par rapport à autrui, on est cependant devant une énigme, car il n’a pas de nature » fixe » : pas de constance , mais une « inquiétude, inégalité d’humeur, inconstance du cœur, incertitude de conduite »(4).

L’homme est « plusieurs » (6) « il se multiplie autant de fois… » ; une discontinuité fondamentale qui fait qu’il est méconnaissable d’un jour à l’autre cf 15 : on devient étranger à soi-même à cause de l’existence qui nous transforme, ou encore 99 « tels étaient pieux, qui ne le sont plus », ou encore 133 qui montre la variabilité de l’homme, en 145 : l’homme se lasse de tout, même des choses parfaites.

 Donc ce qu’il constate, c’est l’impossibilité de « fixer » un homme dans un « caractère » fixe :

Il déborde toujours cf. Télèphe 141 « son caractère est de ne pas savoir se renfermer dans celui qui lui est propre » ou 147 où l’écrivain constate l’impossibilité de son entreprise. La variabilité humaine empêche l’écriture d’un caractère. Désormais quoi qu’il sise, la peinture de La Bruyère ne sera plus un portrait (à la Théophraste), mais s’attachera à retranscrire le mouvement même, cette instabilité foncière qui caractérise la vie.

Le caractère positif de l’inconstance
 Aussi pour les hommes eux-mêmes cette inconstance est-elle en fait bénéfique : elle peut les sortir de leur « méchanceté naturelle » cf. un effet de mode : 142 : alors que le sot est constamment automate, l’homme du meilleur esprit est inégal. Le propre de celui qui n’est pas simplement « un sot » c’est précisément de n’être pas une machine. Ici, à l’instinct d’imitation s’oppose la fantaisie, l’inconstance, la variation. Entre la machine et la bête égoïste il y a la frivolité des humeurs et des modes, où la seule « nature » de l’homme reste l’inquiétude, et donc la possibilité de changer d’humeur, de sortir de son chagrin, d’être différent de ce qu’il était. C’est ce qui explique dans ce chapitre tous ces caractères « doubles », ambigus ou contradictoires, et aussi dans le chapitre « Des Jugement 56 « Parlez-vous du même personnage ? » ; le jugement définitif se donne en 157 : « On est réduit à dire qu’il y a moins à perdre pour eux par l’inconstance que par l’opiniâtreté ».

 Mais, positive pour les hommes, l’inconstance l’est aussi pour le peintre, malgré les problèmes qu’elle lui pose : c’est la nécessité d’en donner une image exacte qui donne ce style fragmentaire et instable, ces variations toujours différentes, et qui justifie l’entreprise de La Bruyère, car « dire comme mien » c’est transformer les propos moraux entendus été déjà écrits en une matière instable et changeante : l’inconstance justifie la variation et toutes ces variations purement stylistiques à partir de lieux communs de l’époque. Le style a toujours été la seule justification de l’écrivain moraliste (À quoi bon répéter, autrement ?) Et chez La Bruyère cette justification se trouve légitimée par son sujet : même inconstance, même inquiétude, même discontinuité.