La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Tri des ressources, mise en application

La conversation : ni monologue ni harangue.
Education à la culture

Dans ce texte extrait de l’anthropologie du point de vue pragmatique, Kant explique ce qui fait obstacle à une société humaine vertueuse.
La conversation n’est pas une éducation de l’ordre de la connaissance mais du jugement de goût. Penser ensemble n’est pas une activité de l’ordre du connaître.

La facilité dans les contacts est aussi une vertu ; mais il peut y avoir là un penchant qui devient souvent une passion. Mais si ce plaisir à être en société devient faste et prodigalité, cette fausse facilité dans les contacts cesse d’être une vertu et n’est qu’une manière de bien vivre, qui porte préjudice à l’humanité.
La musique, la danse et le jeu constituent une société sans langage (car le peu de mots nécessaires pour le jeu ne permettent pas la conversation, qui exige l’échange des pensées). Le jeu, qui, dit-on, ne doit servir qu’à remplir le vide de la conversation après le repas est pourtant, d’une façon générale, l’essentiel ; c’est un moyen de gagner qui excite vivement les passions, où on établit une certaine convention de profit individuel, pour se dévaliser les uns les autres avec la plus grande politesse, et où un égoïsme total, aussi longtemps que dure le jeu, constitue un principe que personne ne récuse : une telle conversation, dans toute culture qui la met à la mode, ne pourrait encourager que bien difficilement l’unification, du bien-être social avec la vertu, c’est-à-dire la véritable humanité.

La forme de bien-être qui paraît s’accorder le mieux avec l’humanité est un bon repas en bonne compagnie (et autant que possible variée) ; Chesterfield disait qu’elle ne devait pas être inférieure au nombre des Grâces et ne pas excéder celui des Muses.
Prenons un nombre de convives constitué d’hommes de goût (réunis avec élégance) : dans la mesure où ils n’ont pas seulement pour intention de prendre un repas en commun, mais de profiter mutuellement de leur présence (leur nombre alors ne doit pas dépasser beaucoup le nombre des Grâces), ce petit groupe ne doit pas chercher tellement la satisfaction physique (chacun peut la trouver seul), mais le plaisir social dont chaque individu doit sembler n’être que le véhicule ; alors un tel nombre est suffisant pour que la conversation ne soit pas paralysée, et pour qu’on ne fasse pas groupe à part avec son voisin. Le plaisir de la conversation n’est certainement pas la chose la moins importante : il est un facteur de culture, chacun parlant avec tous (et non pas simplement avec son voisin) ; au contraire les soi-disant festins solennels (banquets et agapes) sont complètement insipides. Il va de soi que dans tous les repas de groupe, même à une table d’hôte, les propos publics d’un commensal contre un absent ne doivent pas être utilisés hors du groupe, ni rapportés. Car toute réunion autour d’une table comporte, sans contrat particulier, un certain devoir sacré : il faut taire ce qui pourrait, ensuite et au-dehors, porter tort à un convive ; sans cette confiance le plaisir profitable à la culture morale qu’on prend dans une société et à cette société serait anéanti. Devant ce qu’on appelle le public, un groupe de convives a beau être aussi grand
qu’on veut, il est toujours privé ; seule la société des citoyens en général est, dans son idée, publique), si on tenait des propos désagréables sur un de, mes amis, je me ferais son avocat, et je me chargerais de sa défense à mes risques et périls ; je le ferais avec sincérité et âpreté ; mais je ne permettrais pas qu’on se serve de moi comme d’un instrument pour répandre ces médisances et les rapporter à l’homme qu’elles concernent. Ce qui doit guider la conversation, ce n’est pas simplement un certain plaisir social, mais aussi des principes qui, au moment où les hommes échangent franchement leurs pensées avec leur entourage, doivent servir de condition restrictive à leur liberté.

Dans la confiance qui règne entre les convives d’une même table, il y a quelque chose d’analogue à d’antiques usages, à ceux des Arabes par exemple ; chez eux un étranger, dès qu’il a pu obtenir sous leur tente quelque chose à consommer (un verre d’eau), peut se sentir en sûreté ; quand les députés de Moscou, venant à sa rencontre, tendent à l’impératrice de Russie le pain et le sel et qu’elle en a fait usage, le droit d’hospitalité la tient assurée contre toutes les embûches. Manger à la même table est considéré comme la formalité d’un tel contrat de sécurité.
Manger seul (solipsimus convictorii) est malsain pour un philosophe. Il ne se restaure pas (surtout s’il fait bombance tout seul), il se fatigue ; c’est une occupation qui épuise et non pas un jeu qui vivifie les pensées. L’homme en train de manger, s’il est seul à une table et s’il rumine ses pensées, perdra progressivement sa belle humeur, mais il la recouvre si un convive lui fournit, par des trouvailles variées, des thèmes nouveaux qui le réveillent sans effort de sa part.
Quand une table est bien garnie et que la multiplicité des services n’a pour but que de prolonger la réunion des convives (coenam ducere), l’entretien passe en général par trois étapes : 1) le récit ; 2) le raisonnement ; 3) la plaisanterie.
A. Les nouvelles du jour, celles de l’intérieur et celles de l’extérieur, transmises par les lettres privées ou par les journaux.
B. Le premier appétit satisfait, le groupe est déjà plus vivant ; comme il est difficile d’éviter, dans les raisonnements, des différences dans la manière de juger les questions, et que nul ne fait fi de son propre jugement, il s’élève un débat qui, donnant faim et soif, rend l’appétit plus salutaire selon la vivacité du débat et la part qu’on y prend.
C. Mais puisque, le raisonnement exige toujours une sorte de travail et de tension des forces, celle-ci devient finalement pénible par la consommation assez copieuse qui l’accompagne ; alors tout naturellement la conversation glisse à un simple jeu d’esprit ; c’est, pour une part, qu’il faut plaire aux femmes présentes ; les plaisanteries légères et enjouées qu’on peut diriger contre leur sexe sans les choquer leur permettent de montrer leur esprit sous un
jour favorable et le repas se termine dans le rire. Si c’est un rire franc et de bonne humeur, la nature a voulu que par les mouvements du diaphragme et des viscères, il favorise singulièrement la digestion, et le bien-être physique qui l’accompagne ; cependant les convives s’imaginent découvrir avec étonnement combien la culture de l’esprit entre dans les intentions de la nature — une musique de table pendant un banquet de personnages importants est l’absurdité la plus dénuée de goût que la débauche ait pu inventer.
La facilité dans les contacts...
Les règles d’un repas de bon goût où la compagnie est animée sont :
a) choisir un sujet qui intéresse tout le monde et donne à chacun l’occasion d’y prendre convenablement sa part ;
b) ne pas laisser s’établir dans la conversation des temps morts, mais des repos d’un instant ; c) ne pas changer de sujet sans nécessité, et ne pas sauter à" un thème à Vautre ; car, à la fin d’un repas, comme à la fin d’un drame (il en est de même pour toute la vie qu’un homme de raison a parcourue), L’esprit cherche inévitablement à se souvenir des différents épisodes de la conversation ; et s’il ne peut pas retrouver le fil de leur enchaînement, il se sent perdu
et s’aperçoit avec dépit qu’au lieu d’avoir fait des progrès dans le domaine de la culture, il a plutôt rétrogradé. Il faut presque épuiser le sujet de l’entretien avant de passer à un autre, et au moment où la conversation s’arrête, essayer de mettre sur le tapis, sans que le groupe s’en aperçoive, un autre thème voisin du premier : de cette manière, un seul des convives,
sans qu’on le remarque et qu’on en prenne ombrage, peut tenir le fil de la conversation ; d) ne pas laisser naître et s’installer chez soi ou chez les autres convives la manie d’ergoter ; puisque cette conversation ne doit pas être une occupation sérieuse, mais un simple jeu, détourner plutôt ce sérieux ne peut être évité, maintenir ses émotions dans une discipline
telle que respect et bienveillance réciproques apparaîtront toujours ; ce qui dépend plus du ton (il ne faut pas crier ni être cassant) que du contenu de la conversation, de manière qu’aucun des convives ne quitte la réunion et ne rentre chez lui brouillé avec un autre.

Ces lois du raffinement humain ont beau paraître insignifiantes, si on les compare avec la loi purement morale, tout ce qui favorise les rapports sociaux et ne consiste qu’en maximes pour plaire et manières de plaire, recouvre cependant la vertu d’un vêtement qui l’avantage et qu’il faut recommander même du point de vue le plus sérieux. Le purisme du cynique, et la macération de /’anachorète sans le bien-être social sont des formes grimaçantes de la vertu et qui n’engagent pas à la pratiquer ; délaissées par les Grâces, elles ne peuvent prétendre à l’humanité.
Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, première partie, livre III, "De la faculté de désirer", p. 128 sq.
(trad. Michel Foucault).

En ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. C’est pourquoi, s’il dit : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers qu’un autre le reprenne et lui rappelle qu’il doit plutôt dire : « cela est agréable pour moi » ; et ce, non seulement pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l’oreille de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour l’un, morte et sans vie pour l’autre. L’un aimera le son des instruments à vent, l’autre leur préférera celui des instruments à corde. Ce serait folie d’en disputer pour récuser comme inexact le jugement d’autrui
qui diffère du nôtre, tout comme s’il s’opposait à lui de façon logique ; en ce qui concerne l’agréable, c’est donc le principe suivant qui est valable : A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens). (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1re partie § 7)