La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Peut-on vivre sans ami ?

Test

Analyse du sujet : Peut-on vivre sans ami ?

Définir l’ami :

Les amitiés légendaires sont des couples inséparables :
Achille et Patrocle, Oreste et Pylade , Hercule et Philoctète.
 Faire des recherches sur ces trois figures et dégager des éléments de définition de l’amitié

Qu’en est-il de la relation enfants-parents ?
L’amour des parents ( et principalement des mères) pour leurs enfants implique la supériorité de la cause productrice sur le produit (enfant) en qui elle reconnaît son acte
 Peut-on parler d’amitié ?
 Cependant pour qu’il y ait amitié que nous apprend cet exemple ?
 Peut-on alors tirer profit d’un ami ?

Epicure

Épicure à Ménécée, salut. (trad Jean Salem avec ses notes en surlignage)

Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l’un et l’autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé. Le souvenir du passé n’est pas l’expression d’une nostalgie pour le vieillard, mais la possibilité de redynamiser son existence actuelle et donc de « rajeunir ». ; celui-là afin d’être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l’avenir.
Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir.
Attache-toi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre.
Commence par te persuader qu’un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N’attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l’immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d’assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la connaissance qu’on en a est évidente.
Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule : c’est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d’autre part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n’accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s’en écarte.
Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre non pas parce qu’elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu’à est douloureux de l’attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l’attente d’une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.
Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus.
Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on vent recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas.
Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être.
Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir.
C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien.
C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux et inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes.
Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.
Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité.
Il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses* ; et certes mieux vaudrait s’incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n’admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité — car un dieu ne fait jamais d’actes sans règles —, ni qu’elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu’elle leur fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; enfin il pense qu’il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné,
que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné — ce qui petit nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d’obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.
Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu’’’ vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.’’’

* Il dit ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d’autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d’instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s’adressent le blâme et son contraire (scholie)


Lire la lettre qu’Epicure (341 av JC) adresse à un jeune disciple. Il ne s’adresse donc pas à un large public, mais à quelqu’un en particulier.à qui il présente la philosophie comme exercice continuel et pas seulement un apprentissage de dogmes.

Exercice 1

Si la philosophie est "un exercice continuel", expliquer le sens de ces deux mots.

Exercice 2

Philosopher est d’abord une façon d’être qui met à l’écart la crainte.

La philosophie est un exercice de libération, un apprentissage de la liberté

Après la présentation de la philosophie comme exercice et posé le bonheur comme but à atteindre, le texte s’articule ainsi :

 Les Dieux ne sont pas à craindre. Ils ne s’intéressent pas aux hommes et se tiennent à l’écart. Poser le contraire c’est être superstitieux et perdre le bonheur.

Exercice 3 : Produire une définition de la superstition

Exercice 4

Le hasard des rencontres

Toute la philosophie d’Epicure a pour fondement une conception atomistique de l’univers associée à la nécessité de la course droite des atomes, les déterminant à ne jamais se rencontrer. Cependant il y a place pour un hasard qui introduit une déviation dans cette course, appelée clinamen. Ainsi n’y-a-t-il chez Epicure aucune absolue nécessité, mais une place pour la liberté.

De même, note-t-on que le sage est à l’écart, les Dieux vivent à l’écart des hommes dans une totale félicité. Si "se mettre à l’écart" est souvent vu comme un concept d’exclusion, il n’est pas vu ainsi par Epicure. On n’est à l’écart que de celui qui se prend pour le centre. Si l’écart est un "ailleurs" pour celui qui regarde, il est un "ici" pour celui qui y est. Le sage ne se décentre pas, il se recentre sur son groupe et lui-même.C’est pourquoi le lien social n’est pas le plus important.
Voici quelques vers de Lucrèce qui expliquent cela

LUCRECE De rerum natura, Livre II, à partir de 217...[...] 292|

TRADUCTION COMPLÈTE EN VERS FRANÇAIS AVEC UNE PRÉFACE ET DES SOMMAIRES de ANDRÉ LEsur le site de : L’antiquité grecque et latine Du moyen âge,de Philippe Remacle, Philippe Renault, François-Dominique Fournier, J. P. Murcia,...

[L2, 217sq]Corpora cum deorsum rectum per inane feruntur/ ponderibus propriis,
Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, /entraînés par leur pesanteur ;

incerto tempore ferme /incertisque locis spatio depellere paulum,
mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s’écarter un peu de la verticale.

Sénèque

Sénèque le Jeune Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
LETTRE IX. Pourquoi le sage se fait des amis.

Épicure a-t-il raison de blâmer, dans une de ses lettres, ceux qui disent que le sage se suffit à lui-même et partant n’a pas besoin d’amis ? voilà ce que tu veux savoir. Épicure s’attaquait à Stilpon et à ceux qui voient le bien suprême dans une âme ’’qui ne souffre de rien’’. L’ambiguïté est inévitable, si nous voulons rendre άπάθειαν par un seul mot précis et mettre ’’impatientiam’’ : car on pourra comprendre le contraire de ce que nous donnons à entendre. Nous voulons désigner l’homme qui repousse tout sentiment du mal, et on l’entendrait de celui pour qui tout mal est insupportable : vois donc s’il n’est pas mieux de dire ’’une âme invulnérable’’, ou une âme ’’placée en dehors de toute souffrance’’. Voici en quoi nous différons des Mégariques : notre sage est invincible à toutes les disgrâces, mais il n’y est pas insensible ; le leur ne les sent même pas. Le point commun entre eux et nous, c’est que le sage se suffit : toutefois il désire en outre les douceurs de l’amitié, du voisinage, du même toit, bien qu’il trouve en soi assez de ressources. Il se suffit si bien à lui-même, que souvent une partie de lui-même lui suffit, s’il perd une main par la maladie ou sous le fer de l’ennemi. Qu’un accident le prive d’un œil, il est satisfait de ce qui lui reste : mutilez, retranchez ses membres, il demeurera aussi serein que quand il les avait intacts. Les choses qui lui manquent, il ne les regrette pas ; mais il préfère n’en pas être privé. Si le sage se suffit, ce n’est pas qu’il ne veuille point d’ami ; c’est qu’il peut s’en passer ; et quand je dis qu’il le peut, j’entends qu’il en souffre patiemment la perte. Il ne sera jamais sans un ami ; il est maître de le remplacer sitôt qu’il le veut. Comme Phidias, s’il perd une statue, en aura bientôt fait une autre ; ainsi le sage, ce grand artiste en amitié, trouve à remplir la place vacante. Comment, dis-tu, peut-il faire si vite un ami ? Je te le dirai si tu veux bien que dès à présent je te paye ma dette, et que pour cette lettre nous soyons quittes. Hécaton a dit : « Voici une recette pour se faire aimer sans drogues, ni herbe, ni paroles magiques de sorcière. Aimez, on vous aimera22. » Ce qu’il y a de différence pour l’agriculteur entre moissonner et semer existe entre tel qui s’est fait un ami et tel qui s’en fait un. Le philosophe Attale disait souvent : « Il est plus doux de faire que d’avoir un ami, comme l’artiste jouit plus à peindre son tableau qu’à l’avoir peint. » Occupé qu’il est à son œuvre avec tant de sollicitude, que d’attraits pour lui dans cette occupation même ! L’enchantement n’est plus si vif quand, l’œuvre finie, sa main a quitté la toile ; alors il jouit du fruit de son art : il jouissait de l’art même lorsqu’il tenait le pinceau. Dans nos enfants l’adolescence porte plus de fruits ; mais leurs premiers ans charment davantage.

Revenons à notre propos. Le sage, bien qu’il se suffise, n’en désire pas moins un ami, ne fût-ce que pour exercer l’amitié, pour qu’une si belle vertu ne reste pas sans culture, et non, comme Épicure le dit dans sa lettre, pour avoir qui veille à son lit de douleur, qui le secoure dans les fers ou dans le besoin, mais un homme qui malade soit assisté par lui, et qui enveloppé d’ennemis soit sauvé par lui de leurs fers. Ne voir que soi, n’embrasser l’amitié que pour soi, méchant calcul : elle finira comme elle a commencé. On a voulu s’assurer d’un auxiliaire contre la captivité ; mais au premier bruit de chaînes plus d’ami. Ce sont amitiés du moment, comme dit le peuple. Choisi dans votre intérêt, je vous plais, tant que je vous sers. De là cette foule d’amis autour des fortunes florissantes ; abattues, quelle solitude23 ! les amis fuient les lieux d’épreuve. De là tant de ces déloyaux exemples, de ces lâchetés qui vous abandonnent, de ces lâchetés qui vous trahissent. Il faut bien que le début et le dénouement se répondent. Qui s’est fait ami par intérêt sera séduit par quelque avantage contraire à cette amitié, si, en elle, une autre chose qu’elle l’attirait. Pourquoi est-ce que je prends un ami ? afin d’avoir pour qui mourir, d’avoir qui suivre en exil, de qui sauver les jours, s’il le faut, aux dépens des miens. Cette autre union que tu me dépeins est un trafic, ce n’est pas l’amitié : un profit l’appelle, il y va ; le gain à faire, voila son but. Nul doute qu’il y ait quelque ressemblance entre cette vertu et l’affection des amants : l’amour peut se définir la folie de l’amitié. Eh bien ! éprouve-t-on jamais cette folie dans un but de lucre, par ambition, par vanité ? C’est par son propre feu que l’amour, insoucieux de tout le reste, embrase les âmes pour la beauté physique, non sans espoir d’une mutuelle tendresse. Eh quoi ! un principe plus noble produirait-il une affection honteuse ? « Il ne s’agit pas ici, dis-tu, de savoir si l’amitié est à rechercher pour elle-même ou dans quelque autre vue ; si c’est pour elle-même, celui-là peut s’approcher d’elle qui trouve son contentement en soi. » Et de quelle manière s’en approche-t-il ? comme de la plus belle des vertus, sans que le lucre le séduise, ou que les vicissitudes de fortune l’épouvantent. On dégrade cette majestueuse amitié quand on ne veut d’elle que ses bonnes chances. Cette maxime : le sage se suffit, est mésinterprétée, cher Lucilius, par la plupart des hommes : ils repoussent de partout le sage et l’emprisonnent dans son unique individu. Or il faut bien pénétrer le sens et la portée de ce que cette maxime promet. Le sage se suffit quant au bonheur de la vie, mais non quant à la vie elle-même. Celle-ci a de nombreux besoins ; il ne faut pour le bonheur qu’un esprit sain, élevé et contempteur de la Fortune. Je veux te faire part encore d’une distinction de Chrysippe : « Le sage, dit-il, ne manque de rien, et pourtant beaucoup de choses lui sont nécessaires : rien au contraire n’est nécessaire à l’insensé, qui ne sait faire emploi de rien, et tout lui manque. » Le sage a besoin de mains, d’yeux, de mille choses d’un usage journalier et indispensable, mais rien ne lui fait faute ; autrement il serait esclave de la nécessité : or il n’y a pas de nécessité pour le sage. Voilà comment, bien qu’il se suffise, il faut au sage des amis. Il les souhaite les plus nombreux possible, mais ce n’est pas pour vivre heureusement : il sera heureux même sans amis. Le vrai bonheur ne cherche pas à l’extérieur ses éléments : c’est en nous que nous le cultivons ; c’est de lui-même qu’il sort tout entier. On tombe à la merci de la Fortune, dès qu’on cherche au dehors quelque part de soi. « Quelle sera cependant l’existence du sage sans amis, abandonné, plongé dans les cachots, ou laissé seul chez un peuple barbare, ou retenu sur les mers par une longue traversée, ou exposé sur une plage déserte ? » Il sera comme Jupiter qui, dans la dissolution du monde où se confondent en un seul chaos les dieux et la nature un moment expirante, se recueille absorbé dans ses propres pensées. Ainsi fait en quelque façon le sage : il se replie en soi, il se tient compagnie. Tant qu’il lui est permis de régler son sort à sa guise, il se suffit, et néanmoins prend femme ; il se suffit, et devient père, et il ne vivrait pas, s’il lui fallait vivre seul. Ce qui le porte à l’amitié, ce n’est nullement l’intérêt ; c’est un entraînement de la nature, laquelle ainsi qu’à d’autres choses a attaché un charme à l’amitié. La solitude nous est aussi odieuse que la société de nos semblables nous est attrayante ; et comme la nature rapproche l’homme de l’homme, de même encore un instinct pressant l’invite à se chercher des amis. Mais tout attaché qu’il soit à ceux qu’il s’est faits, bien qu’il les mette sur la même ligne, souvent plus haut que lui, le sage n’en restreindra pas moins sa félicité dans son cœur et dira ce qu’a dit Stilpon qu’Épicure malmène dans une de ses lettres. Stilpon, à la prise de sa ville natale, avait perdu ses enfants, perdu sa femme, et de l’embrasement général il s’échappait seul et heureux pourtant, quand Démétrius, que nombre de villes détruites avaient fait surnommer Poliorcète, lui demanda s’il n’avait rien perdu ? « Tous mes biens, répondit-il, sont avec moi. » Voilà l’homme fort, voilà le héros ! Il a vaincu la victoire même de son ennemi : « Je n’ai rien perdu, » lui dit-il, et il le réduit à douter de sa conquête. « Tous mes biens sont avec moi, » justice, fermeté, prudence et ce principe même qui ne compte comme bien rien de ce que peuvent ravir les hommes[1]. On admire certains animaux qui passent impunément au travers des feux ; combien est plus admirable l’homme qui du milieu des glaives, des écroulements, des incendies, s’échappe sans blessure et sans perte ! Tu vois qu’il en coûte moins de vaincre toute une nation qu’un seul homme. Ce mot de Stilpon est celui du stoïcien : lui aussi emporte ses richesses intactes à travers les villes embrasées ; car il se suffit à lui-même, il borne là sa félicité. Ne crois pas qu’il n’y ait que nous qui ayons à la bouche de fières paroles ; ce même censeur de Stilpon, Épicure a fait entendre un mot semblable que tu peux prendre comme cadeau, bien que ce jour-ci soit soldé. « Celui qui ne se trouve pas amplement riche, fût-il maître du monde, est toujours malheureux. » Ou, si la chose te semble mieux énoncée d’une autre manière, car il faut s’asservir moins aux paroles qu’au sens : « Celui-là est misérable qui ne se juge pas très-heureux, commandât-il à l’univers. » Vérité vulgaire, comme tu vas le voir, dictée qu’elle est par la nature ; tu trouveras dans un poète comique :

N’est pas heureux qui ne pense point l’être.

Qu’importe en effet quelle situation est la tienne, si elle te semble mauvaise ? « Quoi ! vas-tu m’objecter, ce riche engraissé d’infamie, qui a tant d’esclaves, mais bien plus de maîtres, pour être heureux n’a-t-il qu’à se proclamer tel ? » Je réponds qu’il s’agit non de ses dires, mais de son sentiment, non de son sentiment d’un jour, mais de celui de tous les instants. N’ayons peur qu’un aussi rare trésor que le bonheur tombe aux mains d’un indigne. Hormis le sage, nul n’est content de ce qu’il est : toute déraison est travaillée du dégoût d’elle-même.

Constituer deux groupes. Un groupe, disciple de Sénèque, s’adresse à l’autre groupe qui reprend les arguments d’Epicure