La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Faut-il légiférer sur les émotions ?

I.Les dangers que représente pour la formation du caractère le thrène et sa reproduction tant au théâtre que dans l’épopée.

Le thrène est un genre dangereux qui relève de la lamentation et flatte la partie faible de l’âme. Socrate postule qu’un homme de valeur ne regardera pas la mort comme un événement terrible (387 d1-e9) et, s’il accepte que des femmes puissent s’adonner au thrène, il précise qu’il s’agira des moins convenables (388a1 et 395e1).

République III

[387b] Nous conjurerons Homère et les autres poètes de ne pas trouver mauvais que nous effacions ces vers et tous ceux qui leur ressemblent. Ce n’est pas qu’ils ne soient poétiques et que la multitude n’ait du plaisir à les entendre, mais plus ils sont pleins de poésie, plus ils sont dangereux pour des enfants et des hommes qui, destinés à vivre libres, doivent moins s’effrayer do la mort que de l’esclavage.

Tu as raison.

Ainsi nous devrons rejeter encore ces noms odieux et formidables de Cocyte, de Styx, [387c] de Mânes, d’Enfers et d’autres du même genre, qui font frémir ceux qui les entendent prononcer. Peut-être ont-ils leur utilité sous quelque rapport : mais nous craignons que la frayeur qu’ils inspirent n’ôtent tout sang-froid aux guerriers s et n’amollisse leur courage.

Notre crainte est bien fondée.

Alors nous devons les supprimer.

Oui.

Et les remplacer dans le simple discours et dans la poésie,.par des noms formés dans un esprit tout opposé.

Cela est évident.

[387d] Nous retrancherons aussi ces lamentations et ces regrets qu’on met dans la bouche des grands hommes ?

Nous y sommes obligés pour être conséquents.

Voyons auparavant si la raison désavouera ou non cette mesure. Nous disons que le sage ne regardera point la mort comme un mal pour un autre sage qui est son ami.

Oui, nous le disons.

Il ne gémira pas sur lui comme s’il était malheureux.

Non.

Nous disons aussi que le sage se suffit à lui-même et qu’il a sur tous les autres hommes l’avantage [387e] de n’avoir besoin de personne pour être heureux.

Cela est vrai.

Ce n’est pas pour lui un malheur intolérable de perdre un fils, un frère, des richesses ou d’éprouver d’autres pertes semblables.

Non.

Lorsqu’un pareil accident lui arrive, au lieu de s’en lamenter, il le supporte avec patience.

Sans doute.

Ainsi nous aurons raison d’ôter aux hommes illustres les pleurs et les gémissements, et de les laisser aux femmes, [388a] encore aux femmes ordinaires, et aux hommes lâches, afin que ceux que nous destinons à la garde de l’État rougissent de pareilles faiblesses.

Fort bien.

Nous prierons de nouveau Homère et les autres poètes de ne point montrer dans leurs fictions Achille, le fils d’une déesse,

Tantôt couché sur le flanc, tantôt
Sur le dos ou la face contre terre ; puis tout-à-coup se levant
Et errant, en proie à la douleur, sur le rivage [388b] de la mer immense ;

Et une autre fois

Prenant à deux mains la poussière brûlante
Et s’en couvrant la tète ... ;

Ou pleurant et sanglotant sans fin ; ni Priam, ce roi, presque égal aux dieux, suppliant tous ses guerriers, et

...Se roulant dans la poussière,
Appelant tour-à-tour chacun d’eux par son nom (10).

Nous les prierons avec plus d’instance encore de ne pas supposer que des dieux se lamentent et s’écrient :

[388c] Malheureuse que je suis d’être la mère d’un héros !

Et non seulement des dieux, mais le plus grand des dieux qu’on défigure jusqu’à lui faire dire :

Hélas ! j’aperçois un héros qui m’est cher poursuivi près des remparts :
Et à cette vue mon âme est troublée.

Et ailleurs :

Hélas, voici le moment où Sarpédon, le mortel que je chéris le plus,
[388d] Doit, par la volonté du destin, tomber sous les coups de Patrocle, fils de Ménœtius

Si en effet, mon cher Adimante, les jeunes gens écoutent de pareilles plaintes avec une attention sérieuse, au lieu de s’en moquer comme de faiblesses indignes des dieux, ils ne pourront pas les croire indignes d’eux-mêmes, puisqu’ils sont hommes, ni se reprocher des discours ou des actions semblables ; mais à la moindre disgrâce, ils s’abandonneront sans honte et sans courage aux gémissements et aux larmes.

[388e] Rien n’est plus vrai.

Or, cela ne doit pas être : nous en avons donné une raison qui doit nous persuader, tant que nous n’en trouverons pas une meilleure.

Oui.

Il faut condamner aussi le penchant au rire, car on ne se livre pas à une grande gaîté sans que l’âme éprouve une grande agitation.

Il me semble.

Alors ne souffrons pas qu’on représente devant nous des hommes graves, [389a] encore moins des dieux dominés par le rire.

Non, assurément.

Et, s’il faut t’en croire, nous reprendrons Homère d’avoir dit :

Un rire inextinguible éclata parmi les heureux habitants de l’Olympe,
Quand ils virent Vulcain s’agiter pour les servir (14).

[389b] Oui, vraiment, si tu veux m’en croire.

Cependant la vérité a des droits dont il faut tenir compte. Si nous avons eu raison de dire que le mensonge inutile aux dieux est quelquefois pour les hommes un remède utile, il est évident que c’est aux médecins à l’employer, et non pas à tout le monde indifféremment.

Cela est évident.

C’est donc aux magistrats qu’il appartient exclusivement de mentir pour tromper l’ennemi ou les citoyens, quand l’intérêt de l’État l’exige. Le mensonge ne doit jamais être permis à d’autres, [389c] et nous dirons que le citoyen qui trompe les magistrats est plus coupable que le malade qui trompe son médecin, que l’élève qui cache au maître qui le forme les dispositions de son corps, que le matelot qui n’informe pas le pilote de ce 130 qu’il fait lui ou son camarade à l’égard du vaisseau et de l’équipage

Abordant plus loin la question des rythmes et des harmonies à recommander, Socrate interdit logiquement les harmonies propres aux thrènes (thrēnṓdeis harmoníai) (398e1 et 411a8).

Dans cette première partie de la République, l’immortalité de l’âme n’a pas encore été démontrée et les raisons d’interdire le thrène sont d’abord morales et éducatives : l’éducation des gardiens ne saurait renforcer leur courage si elle favorise les représentations terrifiantes de la mort. La pratique du thrène est ainsi incompatible avec l’éducation que Socrate veut promouvoir.