La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Faire usage de la musique en cours intro

« Les voix du sensible : des expressions de la sensibilité en musique. »

  • Eric Le Coquil, inspecteur d’académie – inspecteur pédagogique régional de philosophie, académies de Créteil et d’Orléans-Tours
  • Emilie Bathier, inspectrice d’académie – inspectrice pédagogique régionale de philosophie, académie de Créteil et d’Orléans-Tours
  • Mathias Gault, professeur de philosophie, Lycée Etienne Bezout Nemours, académie de Créteil

Présentation
La musique est couramment considérée comme un art essentiellement voué à l’expression de la sensibilité. Tandis que l’on prête volontiers à la peinture, comprise au prisme de sa dimension intellectualiste, le pouvoir de représenter ou d’exprimer notre expérience du monde, voire la vérité même du monde, d’une façon peut-être plus vraie que ne pourrait le faire la connaissance discursive, scientifique ou philosophique, on attribue dans le même temps à la musique le pouvoir spécifique d’exprimer notre monde intérieur, le monde de nos affects, de nos sentiments ou de nos désirs, monde intérieur qui est aussi bien celui du compositeur, censé puiser dans cette masse affective la substance de ses œuvres, celui de l’interprète, censé puiser dans sa propre sensibilité les ressorts d’une interprétation personnelle de l’œuvre qu’il joue, celui de l’auditeur, censé retrouver dans l’audition de l’œuvre interprétée une image de sa propre sensibilité dans laquelle se reconnaître.
Dans cet ordre d’idées, la voix et le chant semblent jouer un rôle modélisant tout à fait central : qu’il soit coordonné ou non à un texte, c’est-à-dire articulé ou non, le chant ordonne les sons en des structures quasi discursives, qui se donnent explicitement, dans le discours même des musiciens, pour une forme de langage, raison pour laquelle il est courant en musicologie de parler, à propos du style propre d’un compositeur, de son "langage musical", ou bien, à propos de l’interprétation singulière de l’artiste, de son "phrasé".
Cette véritable mise en ordre vocaliste de l’expression musicale de la sensibilité vaut tout aussi bien pour la musique effectivement vocale et chantée que pour la musique instrumentale, tant sur le plan des techniques de composition que des techniques d’interprétation, dans lesquelles les notions de voix et de chant jouent un rôle structurant fondamental. Ce serait de ce fait au travers du modèle du chant et de la voix que la musique se donne pour un lieu expression privilégié d’une subjectivité sensible, dont le chant serait en quelque sorte le schème expressif. Or, une telle conceptualisation de la subjectivité sensible sous le modèle du chant et de la voix fait-elle pleinement droit aux possibilités expressives effectives de la musique, rend-elle pleinement compte à la fois de leur multiplicité et de leur diversité ? N’y a-t-il en définitive d’expressivité musicale possible que sous l’empire de la voix, que dans la forme du chant, compris dans toute la diversité de ses déclinaisons formelles ? Plus radicalement, le chant est-il proprement l’essence de toute musique, de sorte qu’il n’y aurait en dernière instance d’expression de la sensibilité musicale qu’en lui et par lui, ou bien n’est-il qu’un modèle formel et structurant, un principe d’ordre, dont la fonction essentielle est la formalisation d’un discours musical, en d’autre termes un artifice, au delà duquel existent ou sont possibles d’autres modes d’expression musicale de la sensibilité ?

Ce séminaire se propose de retrouver, dans les œuvres musicales et les écrits d’artistes, autant que dans les perspectives ou les concepts philosophiques, de quoi penser cette augmentation ou altération de la puissance expressive de la voix. Ce faisant, il se donnera pour intention de montrer comment un tel modèle musical de l’expression sensible peut être philosophiquement constitué, comment il peut être cependant interrogé et comment il a pu l’être à la fois par les philosophes et par les musiciens eux-mêmes, pour finalement examiner la façon dont la musique contemporaine a pu entreprendre d’en éprouver les limites. Méthodologiquement, on procédera à l’examen collégial de quelques textes centraux, utilisables en classe avec les élèves, travaillés à partir de l’analyse de quelques exemples musicaux.

La première séance explorera la façon dont la matrice vocaliste de l’expressivité musicale se constitue, à la fois dans l’histoire de la musique et dans celle de la philosophie de l’art. On montrera comment, contre le dogme ramiste de la priorité ontologique de l’harmonie, reposant sur une physique des sons, dans la composition musicale, Rousseau affirme dans le même geste, comme l’avers et l’envers d’une même vérité de l’homme, le primat vocaliste dans toute musique, ainsi que la nature expressive et pulsionnelle de l’expression vocale, constituant par là-même une extériorisation destinée à émouvoir l’autre, dans une perspective éminemment morale et sociale. Nous verrons illustrée cette "inflexion que le sentiment donne à la voix", l’écriture musicale ayant pour exigence suprême de ne pas la dénaturer, dans l’Orfeo de Monteverdi et les tragédies en musique Lully.

La seconde séance interrogera le type d’expression musicale et le concept de sujet sensible construits et critiqués par les musiciens et les philosophes du XIXe siècle dans le domaine du chant lyrique et de son esthétique. A-t-on affaire à l’expression d’une "abstraite perception de soi-même" dans le sentiment, enveloppe simplement formelle des contenus subjectifs, que la musique tente de reproduire par l’arrangement des sons, ou bien au pathos expressif d’une sensibilité concrète et authentique, brute voire sauvage ? Les deux tendances coexistent-elles, se dialectisent-elles et se fécondent-elles l’une l’autre dans les œuvres ? Quels sont ici la part de nature, d’artifice, et le rôle formel joué par le chant et la voix ? L’expressivité vocale proprement pathétique - ou pathologique – dans la symphonie (Tchaïkovski, Mahler) et l’opéra (Wagner) romantiques et post-romantiques touche-t-elle à l’essence d’une expressivité musicale rendue à sa nudité, ou bien marque-t-elle sa dégénérescence dans une facticité dramaturgique grandiloquente, telles que la dénoncent un Nietzsche ou un Debussy ? 

La troisième et dernière séance explorera les usages “étendus” de la voix. On posera la question de savoir s’il est encore légitime de lui donner un rôle structurant dans les musiques et pratiques musicales contemporaines. Ainsi, les tentatives de restructuration du rapport à l’instrument, en cherchant à déplacer la frontière entre bruit et sons musicaux, n’expriment-elles pas le désir d’une autre musicalité, qui étende les possibilités de la voix mais qui amène aussi à jouer de ses limites expressives, dans un jeu sur les horizons d’attente à son égard et dans une tentative de redéfinition de la place de choix qu’on lui accorde ? (Musiciens de référence : Messiaen, Ligeti, Villa-Lobos).