La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Platon le Ménon : images et figures géométriques, la crise des irrationnels

INTRODUCTION

Présentation[bleu] De l’image à la figure[/bleu]

++++Qui est Ménon ?

  • Ce dialogue met en scène Ménon et Socrate, et, brièvement, Anytos, futur accusateur de Socrate, ainsi qu’un esclave de Ménon. Ménon pose à Socrate la question suivante : la vertu peut-elle s’enseigner ? Question alors classique chez les sophistes qui se présentaient comme des maîtres de vertu et l’enseignaient. Ménon est fasciné par les sophistes et les rhéteurs. Il suit les cours de Gorgias, célèbre rhéteur venu de Sicile. Il a reçu une éducation aristocratique traditionnelle et est l’enfant des préjugés de l’aristocratie. Le dialogue va très vite basculer dans une impasse, Ménon ne supportant plus Socrate qu’il compare à un “taon” qui pique. Anytos passe en coup de vent et on devine qu’il va porter aux juges l’acte d’accusation contre Socrate.
  • Pourquoi Ménon emploie-t-il une image – celle du taon ? De quoi n’est-il pas capable de se détacher ?
  • taon

    ++++ Education de Ménon

  • Faire des recherches sur l’éducation en Grèce antique
  • Qui est historiquement Anytos ?
  • Comment fonctionne la démocratie athénienne ? Qui sont les sophistes ?
  • Pourquoi Ménon est finalement moins éduqué que l’esclave rencontré plus loin dans le texte ?

    ++++Utilité de l’étymologie pour comprendre le dialogue.

    Le dialogue ne parviendra pas à définir la vertu. On dit qu’il est aporétique.

  • Exercice : Chercher le sens du mot “aporie” à partir d’exemples puis dans le CNRTL
  • ++++Le lecteur

    Si le dialogue échoue pour les protagonistes du dialogue, il n’en demeure pas moins que pour le lecteur attentif, il y a une définition de la vertu qui est donnée dans le texte. Il suffit d’être très attentif à l’épisode où l’esclave résout la duplication du carré par la voie géométrique, ainsi qu’à l’exemple des couleurs et celui de la figure.

    A Ménon qui lui demande si la vertu peut s’enseigner, Socrate précise qu’il faut savoir ce qu’on enseigne, avant de répondre à sa question. Il lui demande de ne pas se presser, c’est-à-dire de réfléchir. Ménon, en grec, vient de “menein” , celui qui reste sur place. C’est le “demeuré” au sens de celui qui ne comprend rien. Il a existé : noble de Thessalie originaire de Pharsale, homme de haras, mercenaire des Perses. Platon joue sur l’étymologie pour ridiculiser le personnage si imbu de lui-même. C’est le type même de l’élève qu’on ne parviendra jamais à “élever”. Il élève des chevaux, et de cette compétence technique, il prétend se hisser à toutes les formes d’enseignements. Mercenaire, il est surtout attiré par l’appât du gain et ne connait aucune fidélité ou engagement. Socrate rappelle aussi que Ménon est élève des sophistes et que leur enseignement est mécanique et surtout dogmatique. Il s’agit d’apprendre par cœur ce qui est une démarche passive.

    [bleu] L’ironie de Socrate consiste à jouer sur la polysémie d’un mot.[/bleu] Il fait appel à une image plus éloignée du monde sensible que celle de Ménon. Que cherche-t-il à faire ?

    ++++L’ironie

     chercher à partir des deux extraits le sens du mot ironie. Est-ce la même définition que l’humour ou la moquerie ?
    [bleu]texte 1.[/bleu]
    Jusqu’à présent, Menon, les Thessaliens étaient renommés entre les Grecs, et admirés pour leur adresse à manier un cheval et pour leurs richesses ; [70b] mais aujourd’hui ils sont renommés encore, ce me semble, pour leur sagesse, principalement les concitoyens de ton ami Aristippe de Larisse (03). C’est à Gorgias que vous en êtes redevables ; car, étant allé dans cette ville, il s’est attaché par son savoir les principaux des Aleuades (04), du nombre desquels est ton ami Aristippe, et les plus distingués d’entre les Thessaliens.

    [bleu marine]texte 2[/bleu marine].
    Que faire si l’on ne peut ni plaider ni défier ? Parler de manière à faire transparaître la liberté dans les égards, délier la haine par le sourire, - leçon pour notre philosophie, qui a perdu son sourire avec son tragique. C’est ce qu’on appelle ironie. L’ironie de Socrate est une relation distante, mais vraie avec autrui, elle exprime ce fait fondamental que chacun n’est que soi, inéluctablement, et cependant se reconnaît dans l’autre, elle essaie de délier l’un et l’autre pour la liberté. Comme dans la tragédie, les adversaires sont tous deux justifiés et l’ironie vraie use d’un double sens qui est fondé dans les choses. Il n’y a donc aucune suffisance, elle est ironie sur soi non moins que sur les autres. Elle est naïve, dit bien Hegel. L’ironie de Socrate n’est pas de dire moins pour frapper davantage en montrant de la force d’âme ou en laissant supposer quelque savoir ésotérique. « Chaque fois que je convaincs quelqu’un d’ignorance, dit mélancoliquement l’Apologie, les assistants s’imaginent que je sais tout ce qu’il ignore. » Il n’en sait pas plus qu’eux, il sait seulement qu’il n’y a pas de savoir absolu et que c’est par cette lacune que nous sommes ouverts à la vérité. Hegel oppose à cette bonne ironie l’ironie romantique qui est équivoque, rouerie, suffisance. Elle tient au pouvoir que nous avons en effet, si nous voulons, de donner n’importe quel sens à quoi que ce soit : elle fait les choses indifférentes, elle joue avec elles, elle permet tout.
    MERLEAU-PONTY
    Eloge de la Philosophie, éd. Gallimard, coll. « Idées », pp. 47-48

    ++++Le savoir de Gorgias

    Il vous a accoutumés à répondre avec assurance et d’un ton imposant aux questions qu’on vous fait, comme il est naturel que [70c] répondent des gens qui savent, d’autant plus que lui-même s’offre à tous les Grecs qui veulent l’interroger, et qu’il n’en est aucun auquel il ne réponde sur quelque sujet que ce soit. Mais ici, cher Ménon, les choses ont pris une face toute contraire. Je ne sais quelle espèce de sécheresse a passé sur la science, et il paraît qu’elle a quitté [71a] ces lieux pour se retirer chez vous. Du moins si tu t’avisais d’interroger de la sorte quelqu’un d’ici, il n’est personne qui ne se mît à rire, et te dît : Étranger, tu me prends en vérité pour un heureux mortel, de croire que je sais si la vertu peut s’enseigner, ou s’il est quelque autre moyen de l’acquérir ; mais tant s’en faut que je sache si la vertu est de nature à s’enseigner ou non, que j’ignore même absolument ce que c’est que la vertu. [71b] Pour moi, Ménon, je me trouve dans le même cas : je suis sur ce point aussi indigent que mes concitoyens, et je me veux bien du mal de ne savoir absolument rien de la vertu. Or, comment pourrais-je connaître les qualités d’une chose dont j’ignore la nature ? Te paraît-il, possible que quelqu’un qui ne connaît point du tout la personne de Ménon sache s’il est beau, riche, noble, ou tout le contraire ? Crois-tu que cela se puisse ?MENON.Non. Mais est-il bien vrai, Socrate, [71c] que tu ne sais pas ce que c’est que la vertu ? Est-ce là ce que nous publierons de toi à notre retour chez nous ?SOCRATE.Non seulement cela, mon cher ami, mais ajoute que je n’ai encore trouvé personne qui le sût, à ce qu’il me semble. MENON.Quoi donc ! n’as-tu point vu Gorgias lorsqu’il était ici ?SOCRATE.Si fait. MENON.Tu as donc jugé qu’il ne le savait pas ? SOCRATE. Je n’ai pas beaucoup de mémoire, Ménon ; ainsi je ne saurais te dire à présent quel jugement je portai alors de lui. Mais peut-être sait-il ce que c’est que la vertu, et sais-tu toi-même ce qu’il disait. [71d] Rappelle-le-moi donc ; ou, si tu l’aimes mieux, parle-moi pour ton propre compte : car tu es sans doute là-dessus du même sentiment que lui. MENON.Oui.
    Exercice :
    Ménon selon Socrate “répète” les leçons de Gorgias. Le mot “répéter” a cependant deux sens différents. Quels sont-ils ? Pour t’aider réfléchis au fait que ce texte est d’abord une pièce de théâtre.

    ++++Les définitions de la vertu

    [bleu marine]Première définition : Généralité et énumération.[/bleu marine]

    Expérience personnelle de Ménon rattachée à son éducation

    Socrate : Laissons donc là Gorgias, puisqu’il est absent. Mais toi, Menon, au nom des dieux, en quoi fais-tu consister la vertu ?Apprends-le moi, et ne m’envie pas cette connaissance, afin que si vous me paraissez, toi et Gorgias, savoir ce que c’est, j’aie fait le plus heureux de tous les mensonges, lorsque j’ai dit que je n’ai encore rencontré personne qui le sût.[71e] MENON. La chose n’est pas difficile à expliquer, Socrate. Veux-tu que je te dise d’abord en quoi consiste la vertu d’un homme ? Rien de plus aisé : elle consiste à être en état d’administrer les affaires de sa patrie, et, en les administrant, de faire du bien à ses amis, et du mal à ses ennemis, en prenant bien garde d’avoir rien de semblable à souffrir. Est-ce la vertu d’une femme que tu veux connaître ? il est facile de la définir. Le devoir d’une femme est de bien gouverner sa maison, de veiller à la garde du dedans, et d’être soumise à son mari. Il y a aussi une vertu propre aux enfants de l’un et de l’autre sexe, et aux vieillards : celle qui convient à l’homme libre est autre que celle de l’esclave. [72a] En un mot, il y a une infinité d’autres vertus ; de manière qu’il n’y a nul embarras à dire ce que c’est : car selon l’âge, selon le genre d’occupation, chacun a pour toute action ses devoirs et sa vertu particulière. Je pense, Socrate, qu’il en est de ‘même à l’égard du vice.

    Exercice

    Quelles sont les différentes erreurs de Ménon ?
    Que signifie sa dernière phrase ?

    ++++Distinction genre/espèce. La bonne définition ou L’exemple des abeilles

    Ménon est sûr de lui. Il ne doute de rien, ce qui est le contraire de la réflexion qui n’admet rien comme certain sans l’examiner. Là il récite sa leçon. Plus précisément il énumère des vertus qui lui viennent de son éducation aristocratique. Cette démarche le conduit à sortir du sujet à la fin, en introduisant la question du vice Il est dans le préjugé, c’est-à-dire le jugement hâtif.Il est pris au piège de l’image sensible et ne parvient pas à s’abstraire de son expérience particulière.Cette énumération aboutit à une généralité qui relève de cas particuliers nullement exemplaires. Socrate va expliquer dans la suite la distinction entre cas particulier et exemple.

    SOCRATE.
    Il paraît, Menon, que j’ai un bonheur singulier : je ne te demande qu’une seule vertu, et tu m’en donnes un essaim tout entier. Mais, pour continuer l’image empruntée [72b] aux essaims, si, t’ayant demandé quelle est la nature de l’abeille, tu m’eusses répondu qu’il y a beaucoup d’abeilles et de plusieurs espèces, que m’aurais-tu dit, si je t’avais demandé encore : Est-ce précisément comme abeilles que tu dis qu’elles sont en grand nombre, dé plusieurs espèces et différentes entre elles ? où ne diffèrent-elles en rien comme abeilles, mais à d’autres égaras, par exemple, par la beauté, la grandeur, ou d’autres qualités semblables ? Dis-moi, quelle eût été la réponse à cette question ? ;

    MENON.

    J’aurais dit que les abeilles, en tant qu’abeilles, ne sont pas différentes l’une de l’autre.

    [72c] SOCRATE.

    Si j’avais ajouté : Menon, dis-moi, je te prie, en quoi consiste ce par où les abeilles ne diffèrent point entre elles, et sont toutes la même chose ; aurais-tu été en état de me satisfaire ?

    MENON.

    Sans doute.

    SOCRATE.

    Eh bien, il en est ainsi des vertus. Quoiqu’il y en ait beaucoup et de plusieurs espèces, elles ont toutes un caractère commun par lequel elles sont vertus ; et c’est sur ce caractère que celui qui doit répondre à la personne qui l’interroge, fait bien dé jeter les yeux, pour lui expliquer [72d] ce que c’est que la vertu. Ne comprends-tu pas ce que je veux dire ?

    MENON.

    Il me paraît que je le comprends ; cependant je ne saisis pas encore comme je voudrais le sens de ta question.

    Il me paraît que je le comprends. Cette conclusion manifeste une certaine honnêteté de Ménon qui en disant “il me paraît” semble reconnaître ne rien avoir compris. Socrate explique la différence entre genre et espèce à l’aide d’un exemple sensible, facile à imaginer. Comme Ménon a du mal à s’extraire de ses habitudes de penser, l’exemple permet de l’amener à comprendre. Le pédagogue c’est celui qui conduit l’élève, qui l’accompagne afin de le hisser au monde plus abstrait des idées.Tant qu’on en reste aux abeilles Ménon comprend. Quand on retourne à la vertu cela ne fonctionne plus. Cela explique la série d’exemples qui suit.

    ++++Exercice

    Pourquoi Socrate reprend les exemples de Ménon ?

    SOCRATE.
    N’est-ce qu’à l’égard de la vertu seule, Menon, que tu penses qu’elle est autre pour un homme, et autre pour une femme, et ainsi du reste ? ou penses-tu la même chose par rapport à la santé, la grandeur, la force ? Te semble-t-il que la santé d’un homme soit autre que celle d’une femme ? ou bien qu’elle a partout le même caractère, en tant que santé, [72e] quelque part qu’elle se trouve, soit dans un homme, soit en toute autre chose ?

    MENON.

    Il me paraît que c’est la même santé pour l’homme et pour la femme.

    SOCRATE.

    N’en dis-tu pas autant de la grandeur et de la force ? en sorte que la femme qui sera forte, le sera au même titre et par la même force que l’homme. Quand je dis, par la même force, j’entends que la force, en tant que force, ne diffère en rien d’elle-même, qu’elle soit dans un homme ou dans une femme. Est-ce que tu y vois quelque différence ?

    MENON.

    Aucune.

    [73a] SOCRATE.

    Et la vertu sera-t-elle différente d’elle-même en tant que vertu, qu’elle se trouve dans un enfant ou dans un vieillard, dans une femme ou dans un homme ?

    MENON.

    Je ne sais comment, Socrate, il me paraît qu’il n’en est pas de ceci comme du reste.

    SOCRATE.

    Quoi donc ! n’as-tu pas dit que la vertu d’un homme consiste à bien administrer les affaires publiques, et celle d’une femme à bien gouverner sa maison ?

    MENON.

    Oui.

    SOCRATE.

    Est-il possible de bien gouverner, soit un État, soit une maison, soit toute autre chose, si on ne l’administre sagement et justement ?

    MENON.

    Non.

    [73b] SOCRATE.

    Mais si on les administre justement et sagement, n’est-ce point par la justice et la sagesse qu’on les administrera ?

    MENON.

    Nécessairement.

    SOCRATE.

    La femme et l’homme, pour être bons, ont donc besoin des mêmes choses, savoir, de la justice et de la sagesse ?

    MENON.

    Cela est évident.

    SOCRATE.

    Mais quoi ! l’enfant et le vieillard, s’ils sont déréglés et injustes, seront-ils jamais bons ?

    MENON.

    Non certes.

    SOCRATE.

    Mais il faut qu’ils soient sages [73c] et justes ?

    MENON

    Oui.

    SOCRATE

    Tous les hommes sont donc bons de la même manière, puisqu’ils le sont par la possession des mêmes choses ?,

    MENON

    Vraisemblablement.

    SOCRATE.

    Mais ils ne seraient pas bons de la même manière, si leur vertu n’était pas la même vertu ?

    MENON.

    Non sans doute.

    SOCRATE.

    Ainsi, puisque la vertu est la même pour tous, tâche de me dire et de te rappeler en quoi Gorgias la fait consister et toi avec lui.

    MENON.

    Si tu cherches une définition générale, [73d] qu’est-ce autre chose que la capacité de commander aux hommes ?

    SOCRATE.

    Voilà bien ce que je cherche : mais dis-moi, Menon, est-ce là la vertu d’un enfant, est-ce celle d’un esclave d’être capable de commander

    à son maître ? et te semble-t-il qu’on soit encore esclave, alors qu’on commande ?

    MENON.

    Il ne me le semble point, Socrate.

    SOCRATE.

    Cela serait contre toute raison, mon cher. Considère encore ceci. Tu fais consister la vertu dans ia capacité de commander ; n’ajouterons-nous pas : justement et non. injustement ?

    MENON.

    C’est mon avis ; car la justice, Socrate, est de la vertu.

    [73e] SOCRATE.

    Est-ce la vertu, Menon, ou quelque vertu ?

    MENON.

    Que veux-tu dire ?

    SOCRATE.

    Ce que je dirais de toute autre chose : par exemple, je dirais de la rondeur que c’est une figure ; mais non pas simplement que c’est la figure ; et la raison pourquoi je parlerais de la sorte, c’est qu’il y a d’autres figures.

    MENON.

    Tu parlerais juste. Je conviens aussi que la justice n’est pas l’unique vertu, et qu’il y en a d’autres.

    [74a] SOCRATE.

    Quelles sont-elles ? nomme-les, de même que je te nommerais les autres figures, si tu l’exigeais de moi ; fais la même chose à l’égard des autres vertus.

    MENON.

    Il me paraît que le courage est une vertu, ainsi que la tempérance, la sagesse, la générosité, et une foule d’autres.

    SOCRATE.

    Nous voilà retombés, Menon, dans le même inconvénient. Nous ne cherchons qu’une vertu, et nous en avons trouvé plusieurs d’une autre manière que tout à l’heure. Quant à cette vertu unique, qui embrasse toutes les autres, nous ne pouvons la découvrir.

    MENON.

    Je ne saurais, Socrate, trouver une vertu telle que tu la cherches, [74b] qui convienne à toutes les vertus, comme, je le ferais par rapport à d’autres choses. Socrate définit la figure : exemple de la méthode SOCRATE.

    Essaie donc de me dire quelle est cette chose que l’on appelle figure. [75a] Si étant ainsi interrogé par quelqu’un, soit touchant la figure, soit touchant la couleur, tu lui disais : Mon cher, je ne comprends pas ce que tu me demandes, et je ne sais de quoi tu me veux parler, probablement il en serait surpris, et répliquerait : Tu ne conçois pas que je cherche ce qui est commun à toutes ces figures et ces couleurs ? Quoi ! Menon, n’aurais-tu rien à répondre, au cas qu’on te demandât ce que l’espace rond, le droit, et les autres figures, ont de commun ? Tâche de le dire, afin que cela te tienne lieu d’exercice pour ta réponse sur la vertu.

    [75b] MENON.

    Non. Mais dis-le toi-même, Socrate.

    SOCRATE.

    Veux-tu que je te fasse ce plaisir ?

    page 152

    MENON.

    Très fort.

    SOCRATE.

    Tu auras donc à ton tour la complaisance de me dire ce que c’est que la vertu ?

    MENON.

    Oui.

    SOCRATE.

    Il me faut faire tous mes efforts ; la chose en vaut la peine.

    MENON.

    Assurément.

    SOCRATE.

    Allons, essayons de t’expliquer ce que c’est que la figure. Vois si tu admets cette définition. La figure est de toutes les choses qui existent la seule qui va toujours avec la couleur. Es-tu content ? ou désires-tu quelque autre définition ? Pour moi, je serais [75c] satisfait si tu m’en donnais une pareille de la vertu .

    MENON.

    Mais cette définition est inepte, Socrate.

    SOCRATE.

    Pourquoi donc ?

    MENON.

    Selon toi, la figure est ce qui va toujours avec la couleur.

    page 153

    SOCRATE.

    Eh bien, après.

    MENON.

    Mais si l’on disait qu’on ne sait point ce que c’est que la couleur, et qu’on est à cet égard dans le même embarras qu’à l’égard de la figure, que penserais-tu de ta réponse ?

    SOCRATE.

    Qu’elle est vraie. Et si j’avais affaire à un de ces hommes habiles, toujours prêts à disputer et à argumenter, je lui [75d] dirais : Ma réponse est faite ; si elle n’est pas juste, c’est à toi de prendre la parole et de la réfuter. Mais si c’étaient deux amis, comme toi et moi, qui voulussent converser ensemble, il faudrait répondre d’une manière plus douce et plus conforme aux lois de la dialectique. Or il est, ce me semble, plus conforme aux lois de la dialectique, de ne point se borner à faire une réponse vraie, mais de n’y faire entrer que des choses dont celui qui est interrogé avoue qu’il est instruit. C’est de cette manière que je vais essayer de te parler. [75e] Dis-moi, n’y a-t-il pas quelque chose que tu appelles fin, c’est-à-dire borne et extrémité ? Par ces trois mots j’entends la même idée ; Prodicus n’en conviendrait peut-être pas : mais toi, ne dis-tu pas d’une chose également qu’elle est bornée ou finie ? Voilà ce que je veux dire, rien de bien compliqué.

    MENON.

    Oui, je le dis, et je crois comprendre ta pensée.

    [76a] SOCRATE.

    N’appelles-tu point quelque chose surface, plan, et une autre chose, solide ? par exemple, ce qu’on appelle de ce nom en géométrie.

    MENON.

    Sans doute.

    SOCRATE.

    Tu es peut-être à présent en état de concevoir ce que j’entends par figure. Je dis en général de toute figuré, que c’est ce qui borne le solide ; et pour comprendre cette définition en deux mots, j’appelle figure la borne du solide.

    MENON.

    Et qu’est-ce que tu appelles couleur, Socrate ?

    SOCRATE.

    Tu es un railleur, Menon, de faire à un vieillard des questions embarrassantes, tandis que tu ne veux pas [76b] te rappeler ni me dire en quoi Gorgias fait consister la vertu.

    La définition que donne Socrate de la figure est ici capitale. Elle tente en passant de la couleur à la géométrie de hisser l’élève à l’abstraction Elle permet de donner une définition de la “définition”. Définir c’est poser des bornes : circonscrire un espace pour le mot. Ménon fait marche arrière, mais le lecteur n’est pas Ménon.

     Agacement de Ménon

    A ce sujet voir le développement précédent sur l’aporie. Cette interruption ne permettra pas d’aller plus loin. Socrate introduit alors le mythe de la réminiscence puis entreprend de la mettre en oeuvre sur un jeune esclave. A partir de ce moment le dialogue ne dépassera plus “l’opinion droite”.

     L’épisode du jeune esclave

     Résoudre la duplication du carré, un problème insoluble.

    Stèle funéraire : l’esclave est représentée comme un personnage de petite taille, près de sa maîtresse, Glyptothèque de Munich.

     Présentation de l’esclave

    On ne sait rien de lui. Il n’ a pas de prénom ou de nom. Il parle grec : c’est la seule nécessité pour se comprendre. Michel Serres définissant les mathématiques, dira d’elles que c’est une maison sans fenêtre, sans porte…sans sujet du cogito. Le mathématicien’ à la blouse blanche, met de côté sa subjectivité. Un théorème est le produit des mathématiques, pas de ma pensée.

    Socrate : Appelle un de ces nombreux serviteurs qui t’accompagnent, celui que tu voudras, afin que par lui je te montre ce que tu désires.

    Ménon – D’accord. [Ménon désigne l’un de ses serviteurs.] Approche. Socrate – Est-il grec ? Sait-il le grec ? Ménon – Parfaitement ; il est né chez moi. Socrate – Fais attention : vois s’il a l’air de se ressouvenir, ou d’apprendre de moi. Ménon – J’y ferai attention.(Edit)

     Premier moment : la méthode synthétique (hypothèse->déduction)

    On part de théorème, de ce que l’on sait. Ici il s’agit des propriétés du carré. La démarche démonstrative pour résoudre la duplication du carré va aboutir à une impasse. Pour résoudre ce problème mathématique, il aurait fallu que les grecs connussent les racines, donc l’infini. Or le monde grec est un monde fini. On racontait alors l’histoire du chavirement du bateau d’un élève de Pythagore] qui avait découvert la racine carrée. La méthode synthétique ne permet pas de découvrir. Partant du connu, elle en reste au connu. C’est la limite de la démonstration.

    Socrate [au serviteur] – Dis-moi, jeune homme, sais-tu que cet espace est carré ? [Socrate trace sur le sol la figure d’un carré.]

    L’élève – Oui. Socrate – Et que, dans un espace carré, les quatre lignes que voici [les côtés] sont égales ? L’élève – Absolument. Socrate – Et que ces lignes-ci, qui le traversent par le milieu [les diagonales], sont égales aussi ? L’élève – Oui. Socrate – Un espace de ce genre peut-il être ou plus grand ou plus petit [tout en conservant ses caractéristiques] ? L’élève – Certainement. Socrate – Si on donnait à ce côté deux pieds de long et à cet autre également deux, quelle serait la dimension du tout ? Examine la chose comme ceci : s’il y avait, de ce côté, deux pieds et, de cet autre, un seul, n’est-il pas vrai que l’espace serait d’une fois deux pieds carrés ? L’élève – Oui. Socrate – Mais du moment qu’on a pour le second côté aussi deux pieds, cela ne fait-il pas deux fois deux ? L’élève – En effet. Socrate – L’espace est donc alors de deux fois deux pieds carrés ? L’élève – Oui. Socrate – Combien font deux fois deux pieds carrés ? Fais le calcul et dis-le moi. L’élève – Quatre, Socrate. Socrate – Ne pourrait-on avoir un autre espace double de celui-ci, mais semblable, et ayant toutes ses lignes égales ? L’élève – Oui. Socrate – Combien aurait-il de pieds carrés ? L’élève – Huit. Socrate – Eh bien, essaie de me dire quelle serait la longueur de chaque ligne dans ce nouvel espace carré. Dans celui-ci, la ligne a deux pieds ; combien en aurait-elle dans le second, qui serait de surface double ? L’élève – Il est évident, Socrate, que la ligne serait double. Socrate – Tu vois, Ménon, que je ne lui enseigne rien : sur tout cela, je me borne à l’interroger. En ce moment, il croit savoir quelle est la longueur du côté qui donnerait un carré de huit pieds carrés. Es-tu de mon avis ? Ménon – Oui. Socrate – S’ensuit-il qu’il le sache ? Ménon – Non, certes. Socrate – Il croit que ce côté serait double de celui du précédent ? Ménon – Oui. Socrate – Mais vois maintenant comme il va se ressouvenir d’une manière correcte. Réponds-moi. Tu dis qu’une ligne double donne naissance à une surface deux fois plus grande ? Comprends-moi bien. Je ne parle pas d’une surface longue d’un côté, courte de l’autre ; je cherche une surface comme celle-ci, égale dans tous les sens, mais qui ait une étendue double, soit de huit pieds carrés. Vois si tu crois encore qu’elle résultera du doublement de la ligne. L’élève – Je le crois. Socrate – Cette ligne que tu vois sera-t-elle doublée si nous en ajoutons en partant d’ici une autre d’égale longueur ? [Au lieu de réfuter la solution de l’élève et de lui apporter la bonne réponse, Socrate va l’inciter à construire le carré de quatre pieds de côté et à faire apparaître l’erreur cachée sous la fausse évidence.] L’élève – Oui, absolument. Socrate – C’est donc sur cette nouvelle ligne que sera construite la surface de huit pieds si nous traçons quatre lignes pareilles ? L’élève – Oui. Socrate – Traçons les quatre lignes sur le modèle de celle-ci. Voilà bien la surface que tu dis être de huit pieds ? L’élève – Certainement. Socrate – Est-ce que, dans notre nouvel espace, il n’y a pas les quatre que voici, dont chacun est égal au premier, à celui de quatre pieds carrés ? L’élève – Nécessairement. Socrate – Une chose quatre fois plus grande qu’une autre en est-elle donc le double ? L’élève – Non, par Zeus ! Socrate – Qu’est-elle alors ? L’élève – Le quadruple. Socrate – Ainsi, en doublant la ligne, ce n’est pas une surface double que tu obtiens, c’est une surface quadruple. L’élève – C’est vrai. Socrate – Quatre fois quatre font seize, n’est-ce pas ? L’élève – Oui.(

     Deuxième moment : l’erreur de l’esclave et son aveu d’ignorance

    Socrate – Avec quelle ligne obtiendrons-nous donc une surface de huit pieds carrés ? Celle-ci ne nous donne-t-elle pas une surface quadruple de la première ?

    L’élève – Oui. Socrate – Et cette ligne moitié moins longue nous donne quatre pieds carrés de superficie ? L’élève – Oui. Socrate – Soit ! La surface cherchée de huit pieds n’est-elle pas le double de celle-ci, qui est de quatre, et la moitié de l’autre, qui est de seize ? L’élève – Certainement. Socrate – Il nous faut donc une ligne plus courte que celle-ci et plus longue que celle-là ? L’élève – Je le crois. Socrate – Parfait ; réponds-moi selon ce que tu crois. Mais dis-moi : notre première ligne n’avait-elle pas deux pieds et la seconde quatre ? L’élève – Oui. Socrate – Essaie de me dire quelle longueur tu lui donnes. Pourr qu’elle ait trois pieds de long, nous n’avons qu’à ajouter à la ligne initiale de deux pieds la moitié de sa longueur : ce qui fait ici deux pieds plus un pied. Puis, dans l’autre sens, encore deux pieds plus un pied. Nous obtenons le carré que tu demandais [le carré de trois pieds x trois pieds = neuf pieds carrés]. L’élève – Oui. Socrate – Mais si l’espace carré a trois pieds de long et trois pieds de large, la superficie n’en sera-t-elle pas de trois fois trois pieds ? L’élève – Je le pense. Socrate – Or, combien font trois fois trois pieds ? L’élève – Neuf. Socrate – Mais pour que la surface soit double de la première, combien de pieds devait-elle avoir ? L’élève – Huit. Socrate – Ce n’est donc pas encore la ligne de trois pieds qui nous donne la surface de huit. L’élève – Certes non. Socrate – Laquelle est-ce ? Tâche de me le dire exactement, et si tu aimes mieux ne pas faire de calculs, montre-la nous. L’élève – Mais par Zeus, Socrate, je n’en sais rien.(

     Découverte de la solution : démarche analytique

    On part de l’erreur, ce qui montre la compatibilité de l’erreur et de la vérité Les mathématiques sont inventives si on remonte du résultat au théorème qu’on ignorait. Dans le moment précédent l’erreur naît du fat qu’on fait l’inverse : partir du théorème vers la conclusion par déduction. La géométrie est inventive. la méthode analytique est donc une démarche inventive.

    Socrate (s’adressant au serviteur) – Réponds-moi, toi. Nous avons donc ici un espace de quatre pieds carrés ? Est-ce compris ?

    L’élève – Oui. Socrate – Nous pouvons lui ajouter cet autre-ci, qui lui est égal ? [En fait, Socrate reprend le carré de quatre pieds de côté, proposé par l’élève comme première solution du problème.] L’élève – Oui. Socrate – Et encore ce troisième, égal à chacun des deux premiers ? L’élève – Oui. Socrate – Puis remplir ce coin qui reste vide ? L’élève – Parfaitement. Socrate – N’avons-nous pas ici maintenant quatre espaces égaux ? L’élève – Oui. Socrate – Et combien de fois tous ensemble sont-ils plus grands que celui-ci ? L’élève – Quatre fois. Socrate – Mais nous cherchions un espace carré double, tu t’en souviens bien ? L’élève – Parfaitement. Socrate – Cette ligne, que nous traçons d’un angle à l’autre dans chaque carré, ne les coupe-t-elle pas en deux parties égales ? L’élève – Oui. Socrate – Voici donc quatre lignes égales qui enferment un nouveau carré.

    L’élève – Je vois. Socrate – Réfléchis : quelle est la dimension de ce carré ? L’élève – Je ne le vois pas. Socrate – Est-ce que, dans chacun de ces quatre carrés, chacune de nos lignes n’a pas séparé une moitié en dedans ? Oui ou non ? L’élève – Oui. Socrate – Et combien y a-t-il de ces moitiés dans le carré du milieu [en grisé sur la figure] ? L’élève – Quatre. Socrate – Et dans celui-ci [dans le carré initial] ? L’élève – Deux. Socrate – Qu’est-ce que quatre par rapport à deux ? L’élève – C’est le double. Socrate – Combien de pieds alors a ce carré-ci [en grisé] ? L’élève – Huit. Socrate – Et sur quelle ligne est-il construit ? L’élève – Sur celle-ci. Socrate – Sur la ligne qui va d’un angle à l’autre dans le carré de quatre pieds carrés ? L’élève – Oui. Socrate – Cette ligne est ce que les sophistes appellent la diagonale. Si tel est son nom, c’est la diagonale qui selon toi, serviteur de Ménon, engendre l’espace carré double. L’élève – C’est bien cela, Socrate.

     Qu’est-ce que la vertu ?

    Cet exercice mathématique donne une réponse. Laquelle ?