La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Dostoïevski et Chestov

1937 : L’Œuvre de Dostoïevski, par Léon Chestov.
Série de cinq conférences diffusées sur Radio-Paris entre le 3 avril et le 1er mai ; texte publié dans les Cahiers de Radio-Paris, n° 5, 15 mai.


En vous parlant de la transformation des convictions de Dostoïevski, je vous ai cité un nombre suffisant de ses propres témoignages nous prouvant qu’il resta fidèle jusqu’à la fin de sa vie aux principales idées qu’il énonça dans ses ouvrages de jeunesse. Nous pouvons même aller plus loin et affirmer que tout ce qui fut révélé de nouveau au Dostoïevski de l’âge mûr n’était, pour ainsi dire, qu’une réponse aux questions qui se dissimulaient, invisibles même à ses yeux, dans ses idées de jeunesse.

Pour le comprendre, il nous faut faire une courte digression et essayer de pénétrer l’atmosphère spirituelle dans laquelle vivait la société intellectuelle russe au moment où Dostoïevski débuta dans la carrière littéraire, c’est-à-dire à la fin des années quarante du siècle dernier. À cette époque, le célèbre critique littéraire Biélinski était le maître et le guide incontesté de tous les milieux cultivés en Russie. Vissarion Biélinski ou, comme l’appelaient ses amis, l’impétueux Vissarion, fut le premier qui comprit et estima à sa juste valeur le génie du plus grand poète russe Alexandre Pouchkine, et qui sut montrer dans ses articles tout ce que la Russie devait à celui, dont on vient, comme vous le savez, de fêter récemment, dans le monde entier le centième anniversaire de la mort. Biélinski aimait en Pouchkine non seulement le poète qui tout comme Mozart, pour employer les mots mêmes de Pouchkine, apporta sur notre terre « tel un chérubin, quelques chants célestes », mais encore un homme de grand cœur. Dans ses articles, il parlait constamment avec passion de l’humanité de Pouchkine et l’opposait à la grossièreté des mœurs, à la cruauté, au goût effréné de l’arbitraire qui régnait au temps de Nicolas Ier, l’époque du servage. Inspiré par Pouchkine et la tradition décabriste (mouvement révolutionnaire auquel participèrent de nombreux amis de Pouchkine), Biélinski haïssait le servage, tout comme il haïssait le tsarisme despotique et son fonctionnarisme vénal. Et tous les meilleurs éléments de la société russe étaient, comme Biélinski, les ennemis de l’autocratie et du servage. L’affaire Petrachevski, à la suite de laquelle Dostoïevski avait été condamné à mort, fut précisément la timide tentative d’un petit groupe d’idéalistes pour lutter contre le servage.

Les voisins occidentaux de la Russie et plus particulièrement les Français eurent une grande influence sur le développement de ses idées sociales. La devise de la Révolution française, sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen charmèrent les esprits de tous ceux qui se considéraient et étaient considérés par tous comme des hommes aux idées avancées. Non moins grande fut l’influence des écrivains français des années trente et quarante du siècle dernier sur l’idéologie naissante de la société russe de cette époque. Dostoïevski nous en reparle à la fin de sa vie et affirme que, malgré la censure rigoureuse de ces temps « on était cependant informé en Russie, déjà depuis le dix-huitième siècle, à peu près immédiatement, de tout mouvement intellectuel de l’Europe. Et les couches supérieures des milieux intellectuels russes transmettaient ces nouvelles à la masse des gens qui s’intéressaient un tant soit peu au mouvement des idées ».

Les Russes voyaient dans la Révolution française l’aurore d’une liberté nouvelle pour le monde entier, et la littérature française était pour eux la glorification des sentiments les meilleurs et les plus élevés qu’aient jamais pu rêver les hommes. George Sand séduisait tout particulièrement les lecteurs russes. Voici comment nous en parle Dostoïevski : « ses œuvres parurent en russe vers le milieu des années trente... J’avais seize ans, je crois, lorsque je lus pour la première fois une de ses nouvelles, qui reste l’une des plus remarquables compositions de ses débuts. Je me souviens d’en avoir eu la fièvre toute une nuit. Je ne crois pas me tromper en disant que George Sand, au moins à en juger par mes souvenirs, occupa d’emblée chez nous la première place, ou peu s’en faut, parmi les écrivains dont le succès venait de retentir subitement à travers l’Europe. Même Dickens, apparu chez nous en même temps qu’elle, dut, semble-t-il, céder le pas devant l’attention du public... George Sand n’est pas un penseur, mais c’est une de celles qui ont su le mieux présenter l’ère d’une humanité plus heureuse. Elle a consacré toute sa vie à la poursuite de cet idéal, et elle y a cru précisément parce qu’elle était capable de le susciter en son âme. C’est d’ordinaire le privilège des grandes âmes, de ceux qui aiment vraiment l’humanité que de conserver cette foi jusqu’au bout ».

C’est ainsi que les Russes des années quarante du siècle dernier comprenaient George Sand, c’est également ainsi qu’ils comprenaient Balzac, Victor Hugo, Dickens. Dans tout ce que faisaient les hommes qui se trouvaient aux avant-postes de la pensée européenne, ils percevaient la proclamation de la grande charte des libertés nouvelles, une grandiose et magnifique déclaration des droits de l’homme.

Dostoïevski se trouvait entièrement sous l’influence de ces idées. Il tenta de les incarner dans sa première nouvelle, Les pauvres gens. Dostoïevski l’écrivit très jeune, quand il était encore étudiant dans une école technique, lui consacrant tous ses loisirs et y travaillant surtout la nuit.

Lorsqu’il l’eut terminée, il la porta à l’une des plus importantes revues de l’époque, dont Biélinski était le principal collaborateur. Et voici la scène, unique dans son genre, qui s’en suivit : un jour, à quatre heures du matin, deux des principaux rédacteurs de la revue, le poète Nekrassov déjà célèbre dans toute la Russie, et le nouvelliste Grigorovitch font irruption dans la chambre de Dostoïevski. Les larmes aux yeux, ils viennent lui annoncer qu’il a écrit une œuvre merveilleuse. Quelques jours après Dostoïevski rencontre Biélinski lui-même qui lui dit : « Est-ce que vous comprenez seulement vous-même ce que vous avez écrit ! Vous n’avez été capable de le faire que grâce à votre intuition, à votre talent d’artiste ». Vous comprendrez facilement toute l’importance de cet événement pour Dostoïevski : les plus éminents représentants de la littérature russe étaient venus s’incliner devant lui, jeune inconnu. « Ce fut le plus beau, le plus émouvant moment de ma vie » nous confesse Dostoïevski.

Mais pourquoi Biélinski et Nekrassov étaient-ils venus s’incliner devant lui ? Ils le firent au nom des « pauvres gens », de ces pauvres gens auxquels ils avaient consacré toute leur vie. Je vous citerai un court fragment d’une lettre de Biélinski, où il exprima avec une étonnante clarté la profession de foi que tous ses amis partageaient avec lui. Elle contient à l’état embryonnaire tout ce que Dostoïevski devait proclamer par la suite urbi et orbi. Voici ce passage que plusieurs générations de Russes ont appris par cœur :

« Même si je parvenais au plus haut degré de l’échelle de la culture, je ne cesserais cependant pas de vous réclamer des comptes pour chacune des victimes des conditions de l’existence, de l’histoire, du hasard, de la superstition, de l’inquisition de Philippe II, etc., etc. ; autrement je préfère me jeter la tête la première en bas de l’échelle. Je ne veux pas accepter, même gratuitement, le bonheur si je ne suis rassuré sur le sort de chacun de mes frères par le sang. La dissonance est paraît-il la condition de l’harmonie ; il est possible que cela soit fort avantageux et agréable aux mélomanes, mais cela ne l’est certes pas pour ceux dont la vie doit exprimer l’idée de dissonance ».

Ainsi pensait et parlait Biélinski, ainsi pensait et parlait Dostoïevski. Ces mots non seulement expriment les « convictions » de jeunesse de Dostoïevski, ils contiennent également le ferment qui provoqua par la suite ce qu’il appela « la transformation de ses convictions ». D’une part, Biélinski, tout comme Dostoïevski, parle des derniers, des plus misérables des hommes et les appelle ses frères par le sang ; d’autre part, il ne peut plus se contenter, comme il l’avait fait dans ses articles, de prodiguer des louanges aux « vertus humanitaires », de proclamer « les droits de l’homme et du citoyen » ; ces idées de ses amis occidentaux qu’il avait accueillies avec une telle joie ne le satisfont plus. Il exige qu’on lui rende compte de toutes les victimes du hasard, des superstitions, de l’inquisition, etc. Et quand lui vint la réponse — non pas de France, il est vrai, mais d’Allemagne — par l’entremise du plus célèbre philosophe allemand de l’époque, Hegel, que « la dissonance était la condition de l’harmonie », que c’était à ce prix, au prix du sacrifice de ses frères par le sang, que s’achetait le « progrès » humain, il répondit avec colère et dégoût : je n’ai que faire de votre « progrès », je n’accepterai jamais une pareille « harmonie », et même si je parvenais au dernier échelon de l’échelle humaine, alors je me précipiterais en bas, la tête la première. Hegel enseignait que tout ce qui était réel était raisonnable, et toute l’Europe occidentale répétait avec lui que la réalité était raisonnable et voyait en cela le dernier mot de la sagesse humaine et divine. Mais là où la science occidentale percevait le summum de la sagesse, un point final, une réponse apaisante et définitive, là Biélinski, et après lui Dostoïevski, voyaient non pas une réponse, un apaisement, mais au contraire, l’impulsion à une infinie et hallucinante inquiétude. Impossible de vivre, impossible d’accepter ce monde, tant qu’on n’aura pas obtenu une justification de toutes les souffrances de nos frères par le sang. Mais où chercher, de qui exiger une semblable justification ? Et que peut répondre un Hegel, ou n’importe quel autre philosophe, aussi célèbre soit-il, à ces questions, à ces exigences importunes ?

Si Philippe II a brûlé sur des bûchers des milliers d’hérétiques, si la famine, les tremblements de terre, la peste et d’autres fléaux naturels ont détruit des millions d’hommes, en demander compte aujourd’hui n’a aucun sens. Ils ont tous péri, et leur cause est irrémédiablement perdue et pour toujours. Ici, personne, même Hegel, ne peut plus rien, et il est impossible de protester, de s’indigner, d’exiger des comptes à l’Univers au sujet des hommes suppliciés, morts en pleine force de l’âge. Il est évidemment trop tard. Il ne reste qu’à se détourner de ces tristes histoires. Ou, si l’on tient absolument à une conception du monde comprenant chacun des éléments essentiels de notre vie, il nous faudra imaginer quelque chose dans le goût de l’harmonie universelle, à savoir une caution solidaire de l’humanité, où l’actif de Pierre comptera dans le passif de Jean ; à moins qu’on ne renonce à établir des bilans et qu’ayant, une fois pour toutes, donné à l’homme le nom « d’individu », on admette que le but suprême réside dans un quelconque principe auquel doivent être sacrifiées les vies individuelles des hommes.

Ni Biélinski, ni après lui Dostoïevski, ne purent se résoudre à accepter cette réponse de la philosophie occidentale. Vous allez entendre Monsieur Jacques Copeau vous lire les réflexions d’Ivan Karamazov. Les trois quarts des écrits de Dostoïevski sont consacrés au même sujet — les horreurs de l’existence humaine. Dostoïevski a beau en parler, il lui semble toujours que c’est insuffisant. Seulement, il les décrit maintenant autrement qu’il ne le faisait dans sa jeunesse. Plus exactement — il croyait alors que le fait de les décrire suffisait en soi, que c’était une solution définitive, un apaisement. Il résuma ce sentiment dans la phrase que je vous ai citée dans ma précédente causerie : « l’âme est transportée, on comprend que le plus misérable, le dernier des hommes, est, lui aussi, un homme, et qu’il est ton frère ».

Or maintenant cette solution ne le satisfait plus, au contraire elle l’irrite, le révolte, lui inspire une infinie inquiétude. Tout comme Biélinski, il se met à exiger des comptes pour toutes les victimes du hasard, des superstitions etc., pour la petite fille torturée par ses parents, pour le petit garçon déchiré sous les yeux de sa mère par une meute de chiens, dont parle Ivan Karamazov. Les sublimes et grandiloquentes controverses morales qui, dans sa jeunesse lui paraissaient pouvoir résoudre tous les problèmes, ne provoquent plus en lui qu’indignation et que haine. « À quoi bon cette satanée distinction du bien et du mal, s’il faut la payer si cher ? » Cette question irritée d’Ivan Karamazov nous permet d’élucider les causes qui provoquèrent la transformation des convictions chez Dostoïevski. Le romancier formula la même pensée en d’autres termes dans son Journal d’un Écrivain, en 1867 : « J’affirme que la conscience de notre impuissance complète à aider ou à soulager en quoi que ce soit l’humanité souffrante, jointe à la certitude de ses souffrances — peut transformer dans notre cœur notre amour pour l’humanité en haine pour elle ».

L’amour impuissant pour les hommes, se transforme inéluctablement en haine. C’est la révélation de cette vérité terrifiante qui fut au début des transformations des convictions de Dostoïevski. Il ne lui suffit plus de « verser des larmes » sur le sort des « humiliés et des offensés », un problème menaçant dans son évidente insolvabilité se pose à lui : peut-on venir en aide à ces « derniers, à ces plus misérables des hommes », dont il avait tant parlé dans ses premières œuvres qui lui valurent les louanges enthousiastes des plus éminents représentants de la littérature russe ? Où chercher la réponse ?